Le Pen : Comment s’en débarrasser ?

Nov 6, 1985 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Rien n’arrête M. Le Pen. Ni le mépris, dont il se moque ou s’enorgueillit. Ni l’indignation, faiblesse tactique qu’il utilise pour terrasser l’adversaire. On ne le confondra pas non plus avec des arguments chiffrés, aussi justes soient-ils, parce qu’il lui suffit de marteler les plus faux pour qu’ils demeurent dans les mémoires. On ne le détruira pas par les révélations de ses anciens amis, ou de ses victimes : la boue ainsi remuée ne saurait l’écœurer, les campagnes menées contre lui deviennent signe de « complot », et l’acharnement « preuve » d’innocence. Quant aux rappels historiques, il sait d’instinct qu’ils sont de faible portée : les barrières ont sauté (1) et il est à nouveau possible de presque tout dire, et de tout suggérer en imposant silence, par voie d’avocat, à ceux qui oseraient employer certains qualificatifs.

Donc M. Le Pen est une force qui va. D’où l’inquiétude qui provoque réactions partielles, interrogations tardives et accusations mutuelles. Gageons que ni la réprobation ni la censure ne l’arrêteront dans un élan qui ne s’explique essentiellement ni par les manœuvres de la droite ou de la gauche, ni par la crise économique, ni par les qualités de bête de scène et d’écran du chef du Front National.

Dès lors pourquoi cette percée, et ce succès qui s’annonce malheureusement durable ? « L’effet Le Pen », c’est moins la résurgence d’une tendance politique qu’on croyait définitivement vaincue qu’un phénomène social profond et redoutable. Si M. Le Pen attire et fascine, plus qu’il ne séduit, s’il déconcerte tant ses adversaires, c’est qu’il est le symptôme d’une angoisse que nous éprouvons tous peu ou prou, l’expression d’une nostalgie dont nous avons peine à nous déprendre. L’angoisse, elle vient de la menace qui pèse sur notre identité, dans un monde moderne qui bouleverse ou détruit les références et brouille les définitions. La nostalgie, en réaction, porte sur les valeurs et les formes de l’ancienne société, sur la totalité rassurante et protectrice qu’elle avait constituée. Nous savons, ou croyons savoir, d’où nous venons, mais le présent semble insaisissable et l’avenir privé de sens.

Cette crise n’est pas nouvelle et le gauchisme, puis l’écologie, avaient tour à tour tenté de répondre à la question du sens et de combler notre nostalgie. Loin de moi l’idée de faire de M. Le Pen l’héritier proche ou lointain de ces deux courants. Mais il me paraît évident qu’il tente de répondre à sa manière aux mêmes questions et que sa réussite politique tient à la simplicité des fausses solutions qu’il donne. Pour lui, la perte d’identité a une cause, l’Immigré, et un remède, son expulsion ; quant au malaise dans la civilisation, conséquence de doctrines pernicieuses (communisme, socialisme) il ne peut être surmonté que par le retour aux valeurs du passé, par la restauration de l’ancienne totalité. Démontrer que ces analyses sont fausses et ces solutions illusoires ne suffit pas : l’histoire récente est là pour nous rappeler l’ascension foudroyante de ceux qui ont su répondre à l’appel de la totalité (2).

Que l’on m’entende bien. Le Pen n’est ni Hitler, ni Pétain. Il manquera toujours à ce riche bourgeois épris de respectabilité et de beau parler le prestige tiré de l’héroïsme militaire – et à son mouvement l’aliment d’un nationalisme exacerbé par la défaite. Mais il remplit la même fonction sociale que les « chefs » de l’Allemagne des années trente et de la France de 1940. Comme eux, il risque d’être emporté par la même logique totalitaire, dans les mêmes contradictions, vers le même échec. Ces contradictions (individualisme sauvage masqué par l’apologie des fausses hiérarchies, destruction des cadres sociaux traditionnels cachée par une doctrine communautaire, nation historique niée par le nationalisme) se retrouvent dans le programme du Front National : d’un côté, il exalte l’Etat fort, de l’autre il célèbre le libéralisme économique ; d’un côté il affirme le patriotisme, de l’autre il exclut certaines catégories de citoyens ; enfin, sa célébration des valeurs morales jure avec le comportement de ses électeurs, point différent de celui des autres Français. Toujours dualiste, le totalitarisme se nourrit de telles contradictions. Mieux vaut le savoir pour s’en prémunir et éviter l’échec inscrit à son origine.

Souligner ces contradictions ne suffit pas. Aux arguments simples et faux de M. Le Pen, il faut opposer des vérités simples, même si elles sont inconfortables et douloureuses. La vérité, c’est que les immigrés resteront, qu’ils s’inséreront peu à peu, parfois difficilement, dans le cadre national comme tant d’autres l’ont fait. Le seul « problème » qui ne concerne pas notre identité, est d’apprendre à vivre les uns avec les autres. La vérité, c’est que cette coexistence est non seulement possible mais nécessaire. Aucune société ne peut vivre sans diversité. Plus la nôtre devient homogène, plus elle a besoin de différences. La seule question est de trouver un principe d’unité, et un pouvoir politique qui permette de la symboliser. La vérité, c’est que le passé ne revivra pas, que l’ancienne société est morte depuis longtemps et qu’il serait vain et dangereux de chercher à la reconstituer. De siècle en siècle, la France n’a cessé de s’inventer. La figer, ou la faire régresser, reviendrait à la détruire. Comme la liberté, la vérité est difficile. Qui saura et osera la dire ?

***

(1) Cf. éditorial de « Royaliste » n° 392.

(2) Cf. Yves Chalas, Vichy et l’imaginaire totalitaire, Actes Sud 1985.

Editorial du numéro Royaliste 436 de « Royaliste » – 6 novembre 1985

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