Le nouveau monde selon Marcel Gauchet (3) – Chronique 132

Mar 12, 2017 | Références

 

La radicalité du nouveau monde moderne, c’est de pousser à l’extrême la logique de l’autonomie. Nous sommes sous l’empire de l’économie, dans la dynamique du capitalisme généralisé qui ne cesse de se reproduire et de nous séduire par l’innovation technique permanente : tel serait l’horizon indépassable d’un système qui affirme qu’il n’y a pas d’autre choix que la répétition de lui-même dans le changement permanent. Cette absence d’alternative paraît acceptable puisque tous les droits individuels sont et seront reconnus – et même agréable car les possibilités de divertissement sont innombrables au sein de la société civile (1) et sous l’égide des médias (2) qui mettent en spectacle le moment présent et veulent y réduire la conscience historique.

Pourtant, ce monde de tous les possibles est impossible à vivre très longtemps. L’histoire de la modernité se poursuit et le basculement de la structuration hétéronome dans l’autonomie ne signifie pas la fin des contradictions. Le travail du négatif est en cours dans le nouveau monde et provoque les crises violentes que nous subissons actuellement.

Crise du capitalisme généralisé. Les crises financières et monétaires sont faciles à observer, de même que les effets de l’artificialisation sur un milieu naturel qui est en cours de destruction. La logique du capitalisme généralisé est suicidaire.

Crise de la représentation politique. La rupture avec l’ordre symbolique a entraîné la création d’un système de règles qui ne renvoient qu’à elles-mêmes. Le milieu dirigeant qui produit ces règles tente de les faire accepter par une communication qui manipule les images et les mots d’autrefois – qu’il s’agisse de la référence à des personnages historiques ou des discours sur le « régalien ». Ceux qui font semblant de croire au politique ne parviennent plus à convaincre ceux qui les écoutent. Tandis que l’oligarchie mise sur l’absence de réflexion des « gens », des citoyens de plus en plus nombreux pointent l’incohérence voire le ridicule de postures politiciennes étrangères à toute conviction.

Crise d’identité. Les « gens » sont des individus, sujets de droit, qui vivent dans un système individualiste mais qui sont de plus en plus totalement connectés. Surtout, on tend à oublier que ces individus ont des statuts sociaux qui contribuent largement à définir leur identité. L’articulation entre l’individu et la collectivité reste très solide mais il y a cependant crise d’identité parce que cette articulation n’est plus repérée ni comprise : « Cela se traduit par une ambivalence sans repos du rapport à la société chez cet individu qui vit son appartenance sous le signe de la désappartenance, de telle façon qu’il est simultanément tenté par la sécession et obsédé par la crainte de ne pas voir sa place reconnue.  Il n’y a pas de conflit, à proprement parler – appartenance et désappartenance ne se situent pas sur le même plan – mais impossibilité frustrante de réunir les éléments de sa condition subjective » [623]. La lutte pour la reconnaissance est menée dans l’angoisse permanente de la dépossession et de la réduction à l’insignifiance. L’homme de la modernité est libre, mais sa situation est à tous égards précaire.

Crise de la démocratie. Le fossé entre les élites politico-médiatiques et les populations qu’elles prétendent administrer ou informer est devenu évident. Les dirigeants font de la politique sans le moindre souci du politique. Quant au rehaussement du pouvoir judiciaire, ce n’est pas la solution : il n’est pas à l’abri de l’excès de pouvoir et souffre d’une infirmité essentielle, à savoir que « l’office du juge est intrinsèquement étranger à la fonction de gouvernement » [599] parce que le pouvoir judiciaire réagit à l’événement alors que le politique doit se projeter dans l’avenir. D’une manière plus fondamentale, la modernité tend à vider la politique de toute idée du collectif, afin que la souveraineté soit transférée à l’individu. S’il n’y a qu’une société des individus, la démocratie n’est plus qu’une somme de libertés individuelles hors de toute autorité politique : « L’idée libérale absorbe et résorbe en elle l’idée démocratique » [667].

Crise du devenir. La muséification du passé, le « vécu » frénétique du moment présent et l’avenir réduit aux chiffres des prévisionnistes rendent incompréhensible et fortement douteux le mouvement d’ensemble, faute de lien visible, explicite, entre le passé, le présent et l’avenir. Cette incompréhension est d’autant plus angoissante que la modernité ultralibérale vit dans la méconnaissance de ses véritables infrastructures.

Ceux qui dirigent – l’élite du pouvoir politique, des affaires et des médias – n’ont pas conscience de la radicalité de leurs non-choix pragmatiques et de l’idéologie qu’ils ânonnent. Ceux qui sont emportés par la modernité peuvent dénoncer certains de ses aspects – l’exploitation capitaliste, les désastres écologiques – mais peinent eux aussi à saisir l’ampleur et la radicalité du mouvement. Quand ils y parviennent, c’est l’impuissance des individus et des petits groupes contestataires qui les jette dans le désarroi. Les innombrables discours sur la société de la connaissance, sur la transparence et sur la lucidité des experts se concluent par un constat d’opacité généralisée !

Rien n’est inéluctable cependant – ni la décomposition des sociétés, ni le suicide planétaire dans l’inconscience. Au fil de sa relecture des événements engendrés par la révolution de 1975 et tout en décrivant la radicalité ultralibérale, Marcel Gauchet met en évidence les facteurs noyés dans l’illusion économiciste mais qui ont résisté à la logique de la modernité.

Il faut d’abord relire l’histoire récente de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis. Le thatchérisme, ce n’est pas seulement l’ultralibéralisme brutalement appliqué à un pays fortement socialisé après la Seconde Guerre mondiale. C’est, en 1982,  la victoire britannique contre l’Argentine aux Malouines qui légitime Margaret Thatcher parce qu’elle a arrêté le déclin national et promis le redressement de la Grande-Bretagne. C’est un même sursaut patriotique qui explique le succès de Ronald Reagan. La défaite militaire au Vietnam, en 1975, a provoqué un traumatisme politique aggravé par la révolution iranienne de 1979, par l’entrée de l’armée soviétique en Afghanistan la même année et par la prise d’otages étatsuniens à Téhéran en 1980. Le reaganisme est lui aussi un sursaut national contre des revers géostratégiques. Ronald Reagan veut renouer avec l’esprit des fondateurs et redonner aux Etats-Unis toute la force nécessaire à l’accomplissement de sa vocation. Patriotisme, croisade morale, libéralisme économique et mobilisation du monde libre contre l’empire du mal  sont les ingrédients de cette réaffirmation de la puissance étatsunienne.

Ces deux exemples, longuement analysés par Marcel Gauchet, illustrent sa réflexion décisive sur ce qui résiste en se transformant et en permettant les transformations du monde depuis la révolution de 1975. De fait, la chute de l’Union soviétique, la globalisation financière, la technologie numérique et plus généralement la dynamique de la modernité n’ont pas pu abolir l’Etat national, destituer le politique et anéantir l’histoire. « La dominance idéologique du néolibéralisme se confond en pratique avec la puissance américaine » [85] qui est un facteur décisif du mouvement historique à la fin du XXème siècle. Au moment même où elle est formulée, la thèse d’une fin de l’histoire dans le marché mondialisé subit un démenti manifeste…

Il faut donc s’interroger sur le paradoxe de ce retrait de l’Etat, hautement proclamé dans les années quatre-vingt, qui coïncide avec une présidence impérieuse, voire impériale, qui accélère l’effondrement de l’Union soviétique. Cette observation, jointe à bien d’autres, signifie que la structure autonome est pénétrée par la structure hétéronome que la modernité prétendait abolir. Au XXème siècle, la structure religieuse a disparu mais l’esprit religieux qui animait les institutions ecclésiastiques s’est réincorporé dans l’Etat national et a inspiré la conception du mouvement historique formulée par les religions séculières. La révolution de 1975 n’a pas éliminé la logique de l’hétéronomie : elle travaille désormais dans le souterrain, elle constitue l’infrastructure du nouveau monde dominé par la logique de l’autonomie. Ainsi, « les Etats-Unis offrent une version de la modernité subtilement imprégnée d’une structuration religieuse recomposée » [219-220]. D’une manière beaucoup plus surprenante, la mondialisation « s’enracine dans la généralisation de la forme Etat-nation, devenue la seule et unique concevable à l’échelle du globe et le principe organisateur de sa nouvelle géographie symbolique » [230-231]. L’Etat national est d’autant plus présent et imposant que l’impérialisme est en retrait depuis la chute de l’Union soviétique et la mise en échec de l’hyperpuissance étatsunienne.

Quant à la sortie de la religion, elle ne signifie pas la disparition du religieux. L’opposition de la religion politisée et de la politique antireligieuse a disparu mais il apparaît que « la religion ne peut pas plus définir un ordre social que la politique n’est en mesure de venir à bout de la religion. La confrontation fait place à la dissociation » [167] mais cette dissociation permet « l’épanouissement du politique dans sa fonction instituante » : « Cette substitution de l’unification par le politique à l’unité religieuse est le phénomène fondamental caché dans ce tournant pacificateur » [167]. Enfin, le présentisme n’a pas détruit la conscience historique. Celle-ci a changé, elle a récusé le prophétisme, elle est relativiste mais elle cultive avec ardeur et découvre qu’il s’agit d’une « notion futuriste » car « le futur nous impose de regarder le présent comme du passé virtuel et, par là, comme un patrimoine en gésine » [418-419].

Hors du passéisme, du nationalisme et des anciennes philosophies de l’histoire, nous redécouvrons la dialectique renouvelée de l’Etat national, de l’institution politique et du mouvement incertain de l’histoire…

(à suivre)

***

(1)  Sur la société civile, cf. Le nouveau monde, op.cit. pages 313 – 336

(2)  Sur les médias, cf. Le nouveau monde, op.cit. pages 471 – 486.

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