Le nouveau monde selon Marcel Gauchet (1) – Chronique 131

Mar 8, 2017 | Références

 

Avec ce quatrième tome d’une réflexion magistrale sur L’avènement de la démocratie (1), Marcel Gauchet pénètre au cœur du nouveau monde dans lequel nous sommes entrés il y a une quarantaine d’années – le monde du marché mondialisé qu’on célèbre ou qu’on maudit sans bien discerner sa démesure, ses paradoxes et ses impasses.

Trente ans après Le désenchantement du monde (2), le travail méthodiquement accompli par Marcel Gauchet évoque l’entreprise hégélienne par son ampleur – non par ses conclusions puisque la dialectique historique à l’œuvre dans notre monde n’a pas d’achèvement assigné. Les trois premiers tomes avaient décrit la révolution moderne amorcée au 16ème siècle et les différents moments d’une sortie de la religion qui se définit par une libération de l’ordre politique et social imposé par un Dieu extérieur au monde – par un lent mais décisif passage de l’hétéronomie religieuse à l’autonomie séculière (3).

Cette sortie de la religion – qu’il ne faut pas confondre avec l’abandon personnel de la foi religieuse et l’épuisement des théologies – a été accomplie dans le cadre du libéralisme politique puis contre lui lors des trois expériences totalitaires qui ont ensanglanté le 20ème siècle. Après la Deuxième guerre mondiale, l’Etat social avait constitué une réponse positive aux systèmes concentrationnaires et à l’échec du libéralisme économique sanctionné par la crise de 1929 (4). Nous gardons aujourd’hui le souvenir des Trente glorieuses, évidemment moins enchanteresses qu’on ne le dit, mais il est vrai que l’année 1975 marque la fin, en Europe de l’Ouest et aux Etats-Unis, d’une longue période de progrès économiques et sociaux.

La révolution de 1975 ne fut pas perçue comme telle sur le moment. Nous étions alors sous le coup du choc pétrolier de 1973-1974, déclencheur d’une crise inattendue qui semblait pouvoir être surmontée par les mécanismes de la relance keynésienne. Avec le recul, on s’aperçoit que cette crise résulte d’un long et profond travail du négatif qui a fait surgir la positivité du nouveau monde dans lequel nous habitons. Le quadruplement des prix du pétrole n’est qu’un aspect du vaste rééquilibrage décidé par les Etats-Unis qui s’inquiètent alors du déclin de leur puissance industrielle face au dynamisme du Japon et de l’Ouest européen. La suspension de la convertibilité du dollar en or le 15 août 1971 et le passage aux changes flottants en février 1973 marquent la volonté étatsunienne de reprendre l’initiative… par des mesures fortement déstabilisantes. Dans le même temps, on observe des changements dans la production industrielle – le passage du fordisme au toyotisme (5) au Japon –, dans les stratégies d’investissement qui visent l’électronique grand public, dans les méthodes de gestion… mais seuls les spécialistes remarquent l’apparition à Chicago en 1975 du premier marché d’options négociables. Longtemps rejetées, les thèses monétaristes de Milton Friedmann s’imposent à la faveur du désarroi provoqué par la « stagflation » et la nomination de Paul Volcker à la direction de la Reserve fédérale en 1979 annonce le triomphe des politiques monétaires et budgétaires restrictives.  C’est également en 1975 qu’on voit sortir le premier ordinateur personnel (PC) qui devient un produit de masse au début des années quatre-vingt. Les victoires de Margaret Thatcher en 1979 et de Ronald Reagan en 1980 font rentrer les Etats-Unis et l’Ouest européen dans une « globalisation » hantée par la compétitivité entre pays et entre zones économiques et dans laquelle la spéculation financière joue un rôle croissant. Le nouveau monde, c’est aussi la revanche des créanciers capitalistes sur les salariés débiteurs qui avaient bénéficié des politiques salariales et de l’inflation pendant les Trente glorieuses.

La renaissance de l’ultralibéralisme qu’on croyait enterré sous les ruines de la Grande dépression aurait dû provoquer le renforcement des différentes formes de socialisme, à l’Est comme à l’Ouest. Nous avons au contraire assisté au cours des années soixante-dix à une complète déconstruction de l’idéologie socialiste tandis que les partis socialistes ouest-européens additionnaient les victoires électorales. Les chefs d’Etat et les états-majors partisans continuaient à tenir le langage de la gauche mais ils se ralliaient tous, plus ou moins rapidement, à un « pragmatisme » qui signifiait le ralliement aux recettes ultralibérales. L’histoire du socialisme français depuis 1983 est typique de cette chute, vertigineuse si l’on se souvient de la perspective naguère tracée : dans l’Histoire, conçue comme histoire de la lutte des classes, le prolétariat avait mission d’accomplir l’inéluctable révolution qui changerait radicalement les conditions de la vie en commun par l’abolition de la propriété privée, la dictature du prolétariat puis le dépérissement de l’Etat. Or les nouvelles conditions de travail ont réduit le nombre d’ouvriers au profit des employés et des cadres, la classe ouvrière est devenue un groupe social parmi d’autres, les mouvements sociaux ont cessé d’être définis comme expressions de la lutte de classe et la conscience de classe s’est diluée d’autant plus facilement que la production et le travail productif n’occupent plus la place centrale dans la représentation commune du fonctionnement de la société.

Après avoir retracé ces transformations, Marcel Gauchet souligne un point souvent négligé : le socialisme s’est construit contre le salariat, avec l’ambition de l’abolir dans la société sans classes. Or au vingtième siècle, le salarié des sociétés modernes n’est plus ce malheureux qui vend sa force de travail au patron qui l’exploite : ce salarié est protégé par un système de droits et la société du salariat généralisé est bien acceptée car il y a équilibre possible entre la socialisation et l’individualisation. « D’un côté, il socialise le travail, en absorbant les individus dans ce processus collectif objectivé en dehors d’eux ; de l’autre côté, il préserve l’indépendance intime des individus par rapport à leur travail. Il leur donne le sentiment d’être au service de l’existence commune tout en restant par devers eux des individus. Il marie, en un mot, la participation et le retrait – en quoi il est émancipateur, au total, en dépit de ses contraintes » [115]

La perte de crédibilité de l’Union soviétique puis son effondrement n’ont pas seulement mis fin aux expériences totalitaires en Europe : elles ont largement contribué à ruiner la crédibilité des interventions de l’Etat dans l’économie et des projets publics planifiés avec le concours du secteur nationalisé. Plus généralement, c’est l’idée même de la prévisibilité du mouvement historique qui a été détruite. L’histoire a perdu sa signification et sa direction – le fameux « sens de l’histoire » qui inspirait les courants progressistes – et, de manière encore plus profonde, on a cessé de croire dans toute l’Europe que la société pouvait se connaître elle-même et que cette connaissance était le premier facteur de la libération des hommes. Il n’est plus possible de croire en un « avenir radieux ». Pire, c’est l’esprit des Lumières qui est radicalement mis en question.

On croyait que la connaissance de la société permettait que la collectivité maîtrise son avenir. Mais peu à peu, à partir des années quatre-vingt du siècle dernier, on éprouve les affres de la dépossession face à la montée en puissance des experts qui détiennent des savoirs fragmentés mais immédiatement efficaces à l’intérieur d’une mécanique économique et sociale qui fonctionne grâce aux automatismes du Marché. « La société qui fonctionne au savoir n’est pas la société qui se sait, au sens de la réunion des esprits dans la maîtrise rationnelle de leur vie en commun. La science de soi, en la circonstance, ne mène pas à la possession de soi» [132].

(à suivre)

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(1) Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, I La Révolution moderne, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2002 ; II La crise du libéralisme, 1880-1914, Gallimard 2007 ; III A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974 ; IV Le nouveau monde, Gallimard, 2017.

(2) Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985.

(3) Cf. Bernard Bourdin, Le christianisme et la question du théologico-politique, Cerf, 2015 : « De l’hétéronomie religieuse à l’autonomie séculière : la genèse de la démocratie chez Marcel Gauchet ». P. 191-236.

(4) Cf. ma présentation de l’ouvrage de Marcel Gauchet sur les totalitarismes : https://bertrand-renouvin.fr/marcel-gauchet-lepreuve-totalitaire-1/ ; https://bertrand-renouvin.fr/marcel-gauchet-lepreuve-des-totalitarismes-2/

(5) On passe d’une production extensive en grandes séries et d’une logique de la quantité à une production intensive de nouveaux produits rapidement renouvelés.

NB : Les chiffres entre crochets renvoient aux pages du Nouveau monde.

 

 

 

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