Louis-Philippe ne saurait être réduit au cliché du “roi-bourgeois”. Né sous l’Ancien Régime et soldat dans les armées de la Révolution, le deuxième roi des Français fut un roi-citoyen qui tenta une synthèse entre la tradition capétienne et la modernité politique, entre la dynastie royale et la nation.   

Louis-Philippe n’est pas un roi “bourgeois”, si l’on voit sous ce mot un bonhomme à la médiocrité replète, un gestionnaire près de ses sous professant un catholicisme conventionnel dans un confort ennemi de l’Histoire et des histoires. Né en 1773, colonel d’un régiment de Dragons en 1791, promu maréchal de camp l’année suivante, le futur roi des Français a brillamment combattu à Valmy, Jemmapes et Neerwinden avant de connaître l’exil. Durant son règne, il est la cible de sept attentats et affronte plusieurs mouvements insurrectionnels.

Voilà qui campe un homme hors du commun, riche d’expériences multiples qui font d’un prince élevé sous l’Ancien Régime mais selon l’esprit des temps nouveaux l’acteur de deux révolutions. En somme, tout le contraire d’un “prétendant” qui se contenterait d’attendre un hasard heureux dans la succession dynastique en jouissant de sa rente symbolique. Mais l’expérience, au sens de la succession des épreuves traversées, ne suffit pas à faire un chef d’Etat. Il y a chez Louis-Philippe une profonde intelligence de l’histoire et de sa situation dynastique dans l’histoire. Issu d’une révolution qui écarte la branche aînée, le roi des Français comprend qu’il ne peut être ni un héritier passif ni un artisan de la table rase, mais un souverain qui s’inscrit dans la tradition capétienne, l’assume et la retravaille selon l’esprit et les nécessités du temps.

Dans un livre singulier et captivant, Grégoire Franconie explique comment Louis-Philippe tente de conjuguer le lys et la cocarde (1). En d’autres termes, le roi voudrait réaliser une synthèse entre le projet historique du royaume et la nation issue de la Révolution de 1789, en sollicitant les imaginaires par de nouvelles représentations collectives et en essayant de cultiver les émotions populaires. Au-delà du jeu des pouvoirs constitutionnels et de leur relation à l’autorité royale, le roi et la famille royale cherchent à allier l’intelligible et le sensible par les rites festifs et funéraires, par la politique matrimoniale, par la création et la recréation architecturale. Une nouvelle sacralité s’esquisse, qui tente de mobiliser l’Eglise mais qui procède aussi de la violence terroriste, dans l’espoir de rassembler la nation.

Légitimité

Entre 1830 et 1848, Louis-Philippe opère de profondes transformations qui prolongent la Révolution de Juillet tout en la situant dans la dynamique multiséculaire de la monarchie capétienne. Le nouveau chef de l’Etat est roi des Français, et non plus roi de France. L’éviction de Charles X est d’ailleurs celle d’un roi qui, à la différence de Louis XVIII, s’était fait sacrer sans comprendre que la bénédiction ecclésiastique n’ajoutait plus rien à la symbolique royale. La légitimité de Louis-Philippe est quant à elle rigoureusement politique, hors de toute intervention de l’Eglise : il appartient, par sa naissance, à la Maison de France, il est Bourbon mais se distingue de la branche aînée parce que son pouvoir procède de la nation. Pendant la Monarchie de Juillet, l’enjeu est d’associer le principe de la succession dynastique et la souveraineté nationale. Cultivée par les historiens orléanistes, l’idée du pacte national qui renouvelle l’alliance originelle entre le roi et le peuple est fondamentale à cet égard.

Le roi est “bourgeois” dans la mesure où il est en accord avec la bourgeoisie patriote et avec l’esprit du temps qui fait que, dans les monarchies européennes, divers souverains apprécient les joies simples de la vie familiale, et espèrent même l’amour conjugal. En lien avec une bourgeoisie franchement anticléricale, Louis-Philippe est d’une “tranquille indifférence” en matière de religion mais le roi se distingue de l’anticléricalisme militant en se proclamant “prince chrétien” dans un pays où le catholicisme n’est plus religion d’Etat. Le roi n’est plus le “fils aîné de l’Eglise” et c’est en 1841 que Lacordaire invente l’expression selon laquelle la France serait la “fille aînée de l’Eglise”. Aussi éloigné de la bigoterie que du machiavélisme, Louis-Philippe agit en politique, fidèle à l’identité religieuse des capétiens et attentif à la conviction de la majeure partie des Français au XIXe siècle. Comme la plupart de ses ancêtres, le “prince chrétien” ne fait pas une politique catholique. En butte à l’hostilité du clergé, il ne s’occupe pas des affaires religieuses et tient l’Eglise à respectueuse distance. La grande aumônerie est supprimée en 1830 et avec elle le service religieux du souverain et de la cour. La pratique religieuse est désormais, pour la famille royale, une affaire privée qui n’est plus discriminante dans le choix des alliances matrimoniales : en mai 1837, le mariage de Ferdinand-Philippe, duc d’Orléans, et de la princesse Hélène de Mecklembourg, “nièce du roi de Prusse”, est successivement béni par un évêque et par un pasteur.

La politique matrimoniale de Louis-Philippe reprend exactement la tradition capétienne : les mariages des membres de la famille royale sont des affaires d’Etat, qui doivent conforter le rang des Orléans dans l’Europe des dynasties royales et impériales tout en servant l’intérêt national. Ce double objectif est pertinent mais les stratégies sont complexes puisqu’il faut coupler les relations dynastiques et les relations diplomatiques sous les regards du ministère et des députés. Grégoire Franconie retrace avec précision les cheminements tactiques, lents et pas toujours heureux. Louis-Philippe vise dans un premier temps l’alliance avec les monarchies constitutionnelles – d’abord la Belgique puis le Brésil – tente un rapprochement matrimonial avec l’Autriche, se tourne vers l’Espagne et le royaume de Naples. Les projets ne sont pas toujours cohérents et se heurtent souvent au jeu traditionnel des puissances mais Louis-Philippe peut assurément se présenter comme un homme de paix, soucieux de l’équilibre européen.

Une dynastie récapitulative

Le roi des Français n’est pas moins capétien dans sa politique monumentale qui est celle d’une “dynastie récapitulative” selon la juste définition de Gabriel Franconie. Il est significatif que Louis-Philippe refuse toute politique victimaire de la mémoire, ce que le roi manifeste clairement en faisant installer l’obélisque de Louxor, don de Méhémet Ali, sur la place de la Concorde où Louis XVI fut guillotiné. Héritier de la lignée qui remonte à Hugues Capet et fils de la Révolution de 1789, le roi des Français veut assumer toute l’histoire de la nation française, de sa fondation à l’aube du Moyen Age jusqu’à  l’accomplissement selon l’esprit des temps nouveaux. Tel est le projet qu’il concrétise à Dreux, à Versailles et à Paris.

Louis-Philippe choisit Dreux comme nécropole royale, à bonne distance de Saint-Denis, mais la coexistence de plusieurs styles dit bien que la Monarchie de Juillet veut réunir l’ancien et le moderne dans une nécropole qui doit désormais abriter les tombeaux des souverains constitutionnels. Il s’agit de montrer que l’Etat demeure, au-delà de l’absolutisme, dans la fidélité aux libertés médiévales. Cette volonté récapitulative se manifeste aussi à Versailles, où le roi fait aménager un musée dédié “à toutes les gloires de la France” dans l’intention de construire, après une longue période d’affrontements, une mémoire nationale réconciliée, unitaire, sous l’égide de l’Etat monarchique et royal. L’Arc de Triomphe exprime la même intention : il correspond à un projet élaboré par Napoléon, que Louis-Philippe transforme afin que le monument soit un hommage aux armées de la Révolution comme à celles de l’Empire. Il choisit de l’inaugurer le 29 juillet 1836, pour le sixième anniversaire de la Révolution de 1830.

Nouvelle sacralité

Plus passionnante encore : la recherche d’une nouvelle sacralité qui est d’ailleurs étroitement reliée à la symbolique monumentale. Cela s’accomplit par les rituels du baptême et du deuil comme dans les événements qui prennent une dimension sacrificielle. En 1841, le baptême du fils du prince héritier, le duc d’Orléans, a lieu à Notre-Dame de Paris parée de tricolore, en présence des corps constitués qui représentent la nation. L’enfant royal reçoit le titre de comte de Paris, en mémoire d’Eudes, fils de Robert Le Fort, qui reçut ce titre en 882. La mort accidentelle du prince royal, le 13 juillet 1842, donne lieu à des funérailles nationales qui glorifient un citoyen-soldat héroïque – le prince a combattu en Algérie – et suggèrent une fin sacrificielle. Les sept attentats et les quatre complots qui visent le roi font plus sûrement valoir le caractère sacrificiel de sa fonction et le lien sacré qui l’unit à la nation…

Savamment exposés par Grégoire Franconie, bien d’autres aspects de la politique monumentale, bien d’autres rituels festifs assortis de musiques et marqués par des dons royaux viennent démentir la fameuse caricature piriforme. Tout au long de son règne, et d’ailleurs tout au long de sa vie, Louis-Philippe a fait preuve d’une intelligence méthodique et subtile éclairant de fortes résolutions politiques. Le roi entend démontrer que sa légitimité résulte à la fois de l’histoire, du service rendu et du consentement de la nation. Il sait que cette légitimité se manifeste dans la symbolique, qu’il ne cesse de renforcer par du réel, du tangible, du sensible, de l’affectif. Nous sommes à l’opposé de la “communication” actuelle, qui projette sur les écrans des slogans creux célébrant des totalités vides. Pour saisir la dimension sacrale de l’autorité et la fonction légitimante des actes politiques, pour mettre la famille royale au service de l’Etat – ce qui ne va pas de soi – pour marquer son temps et encore le nôtre par les choix architecturaux, il faut une très solide culture, une connaissance effective du pays et surtout une fine compréhension de la dialectique historique. Grégoire Franconie n’hésite pas à évoquer Hegel. Comme le général de Gaulle, Louis-Philippe est un philosophe en acte qui cherche à concilier les contraires dans une synthèse garantissant tous les modes de souveraineté.

Pourtant, cette politique solidement pensée est mise en échec. Grégoire Franconie écrit que “la part d’improvisation, d’hésitations, de maladresses mais aussi, sans doute, le manque de temps expliquent que cette synthèse est apparue en définitive comme une combinaison déficiente”. Il met surtout en évidence la principale faiblesse d’un régime qui s’adressait à la représentation nationale et aux citoyens ayant la capacité de voter, sans pouvoir ni vouloir créer le lien avec tout un peuple en attente de révolution sociale.

***

(1) Grégoire Franconie, Le lys et la cocarde, Royauté et Nation à l’âge romantique (1830-1848), PUF, 2021.

 

 

Partagez

0 commentaires