Pour connaître et comprendre les causes de la Première Guerre mondiale et les conditions dans lesquelles la révolution russe a éclaté, les analyses de Dominic Lieven et les sources inédites qu’il a utilisées sont indispensables.

Le titre de l’ouvrage (1) n’est pas trompeur : l’histoire de la Russie, racontée à partir d’un immense fond d’archives inédites, est au cœur du récit de l’historien britannique. Mais c’est toute l’histoire européenne dans les décennies précédant la Première Guerre mondiale qui est examinée sous divers angles : jeu diplomatique, influence personnelle des principaux protagonistes, forces profondes matérielles, idéologiques, mythologiques… qui influent sur les chefs d’Etat.

Français, Belges ou Britanniques, nous avons naturellement tendance à privilégier les rapports de force en Europe de l’Ouest, même si nous n’oublions pas Tanger et Sarajevo. Le paysage est différent si l’on s’installe mentalement à Saint-Pétersbourg en compagnie de Dominic Lieven. On s’aperçoit alors qu’il faut porter un regard très attentif sur Kiev, à l’intérieur de l’empire des tsars, et sur Istanbul-Constantinople de l’autre côté de la mer Noire.

L’historien britannique affirme, dès la première phrase de son introduction, que « la question ukrainienne joua un rôle de premier plan dans le déclanchement de la Première Guerre mondiale. » Sans l’Ukraine, la Russie impériale ne serait pas devenue une grande puissance et l’Allemagne aurait probablement dominé l’Europe. Il faut par ailleurs se souvenir que le quart de la population ukrainienne vivait avant 1914 dans l’empire des Habsbourg. Or Vienne, qui cultivait comme Berlin le mythe de l’affrontement entre Slaves et Germains, se méfiait de ses sujets slaves et redoutait un soutien de Belgrade au nationalisme ukrainien.

Il faut aussi s’intéresser de près à l’empire Ottoman et à la classique question des détroits. Pour les Russes, Istanbul est l’antique Constantinople et Byzance, le cœur de l’orthodoxie. La conquête d’Istanbul et le contrôle des détroits figuraient parmi les objectifs possibles de la Russie alors que l’Allemagne s’implantait solidement sur le territoire ottoman : la rivalité entre Berlin et Saint-Pétersbourg autour de l’empire ottoman devint la cause centrale de la méfiance entre le Tsar et le Kaiser.

N’imaginons pas, cependant, des initiatives diplomatiques fatalement déterminées par des constantes historiques et des intérêts commerciaux, selon les pentes naturelles des nationalismes et des impérialismes. L’image de chefs d’Etat, de diplomates et de militaires marchant en aveugles vers l’abîme est complètement fausse. Les pages très documentées que Dominic Lieven consacre aux « décideurs » font apparaître une proportion élevée de ministres et d’ambassadeurs aussi intelligents que lucides sur les enjeux et les risques des différentes stratégies possibles. Certes, Guillaume II est un dangereux imbécile, imbibé d’idéologie racialiste et persuadé que les peuples slaves sont destinés à devenir les esclaves des Allemands mais Theobald von Bethmann Hollweg est un homme d’Etat remarquable. Certes, Nicolas II est un incapable doté d’une intelligence peu déliée mais Sergueï Witte, Piotr Stolypine, Alexandre Izvolski, ministre des Affaires étrangères de 1906 à 1910, Grigori Troubetskoï et Sergueï Sazonov sont de grands et bons serviteurs du trône chancelant.

Coupée du peuple, l’élite russe est consciente de la fragilité du régime, surtout en cas de guerre : dans un mémorandum remit au Tsar en février 1914, Piotr Dournovo, ancien ministre de l’Intérieur, annonçait une guerre longue et la révolution en cas de défaite militaire… Libéraux, conservateurs, slavophiles ou non, les dirigeants russes incarnent divers courants et expriment diverses orientations en fonction d’un jeu diplomatique européen qui reste mouvant jusqu’en juillet 1914 malgré la crise bosniaque et les guerres balkaniques. La rivalité anglo-russe s’accroît, beaucoup, à Berlin, se déclarent partisans d’une cogestion germano-britannique de l’expansion coloniale et, malgré les alliances, il n’est pas certain que l’Angleterre participera à une guerre sur le continent…

Dès lors, quels sont les principaux responsables de la catastrophe ? D’abord l’Autriche, explique Dominic Lieven. Dès octobre 1913, le Conseil des ministres autrichien décida de rayer la Serbie de la carte pour rétablir la position autrichienne dans les Balkans et supprimer le danger nationaliste slave – ukrainien – dans l’empire. Ensuite l’Allemagne qui refusa en 1913 d’appuyer une offensive autrichienne contre la Serbie et qui promit à Vienne un soutien inconditionnel le 5 juillet 1914, quelques jours après l’attentat à Sarajevo. Les décisions de Guillaume II et de Bethmann Hollweg sont difficiles à comprendre si l’on exclut l’hypothèse d’une volonté allemande de se tailler un empire en Europe pour rivaliser plus tard avec les Etats-Unis – mais il est probable que les dirigeants allemands n’ont pas été totalement conscient de la portée de leur bellicisme.

En Russie, comme l’avait prévu Piotr Dournovo, les revers militaires provoquèrent la révolution. « Loin de jouer le rôle du principal rassembleur, la monarchie, en janvier 1917, devenait au yeux d’un nombre croissant de personnes le plus gros obstacle à la victoire », constate Dominic Lieven. Tout pouvoir coupé du peuple est condamné à disparaître.

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(1)    Dominic Lieven, La fin de l’empire des tsars, Vers la Première guerre mondiale et la Révolution, Editions des Syrtes, 2015. Traduit par Andreï Kozovoï.

(2)    Voir aussi : Dominic Lieven, La Russie contre Napoléon, La bataille pour l’Europe, Syrtes, 2013.

Article publié dans le numéro 1092 de « Royaliste » – 2016

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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