Sociologues, anciens directeurs de recherche au CNRS, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon ont publié plusieurs ouvrages de référence sur la classe fortunée. Ces enquêtes dans le milieu dominant leur ont permis de désigner Nicolas Sarkozy comme « président des riches » dans un livre qui a eu un fort retentissement. Malgré la défaite de la droite depuis un an, l’aristocratie financière exerce toujours la réalité du pouvoir et les dirigeants socialistes ne font rien pour maîtriser la folle circulation de l’argent dans le monde… 

 

Chère Monique, cher Michel,

Avec grand plaisir, je fais une nouvelle fois écho aux discussions de nos Mercredis parisiens, où vous venez présenter vos livres. Il y a deux ans, j’avais évoqué et discuté votre analyse du sarkozysme (1) qu’il vous a fallu prolonger par un nouvel ouvrage (2). Dure nécessité à laquelle vous étiez préparés puisque vous constatiez, comme nous, que les dirigeants socialistes, acquis à l’idéologie dominante, n’avait pas la volonté d’abattre les citadelles de l’aristocratie financière. Ceci malgré la déclaration martiale du Bourget sur le « monde de la finance » qui figure maintenant parmi les pièces du procès en reddition intenté à juste titre à François Hollande et au gouvernement.

Le socialisme n’est rien si ses représentants, lorsqu’ils exercent le pouvoir, ne prennent pas tous les moyens nécessaires à une juste répartition des richesses. Hélas, en apportant leur concours à la dérégulation financière et aux privatisations, les socialistes, de Pierre Bérégovoy à Lionel Jospin, portent une lourde responsabilité dans la croissance inouïe des inégalités. Vous le dites : « des millions d’euros pour les uns alors que le revenu médian est de 1 600 euros par UC [unité de consommation] pour l’ensemble des ménages ». Mieux, vous nous permettez de saisir l’état d’esprit de l’aristocratie financière. Elle n’est pas sans noms, ni sans visages, contrairement à ce que proclamait François Hollande au Bourget. Au contraire, la famille Bettencourt, Ernest-Antoine Seillière ou François Pinault sont des personnages du spectacle télévisé. Mais ils forment une société close, que les citoyens ordinaires ne peuvent pénétrer sauf marginalement, s’ils font partie des serviteurs. Votre connaissance de ces aristocrates fortunés, qui ont accepté vos investigations sociologiques, nous est donc très précieuse.

Que pensent-ils, les riches que vous appelez ainsi pour leur renvoyer le mépris plus ou moins courtois qu’ils portent à la commune humanité ? Rien qui nous permette d’espérer un changement d’attitude. Ils héritent sans état d’âme, l’état de possédant leur paraît naturel dans un système capitaliste qui ne le serait pas moins. Ils sont donc de bonne foi puisqu’ils ont foi en une « nature des choses » qui les place au sommet de l’Olympe – mais ils sont en même temps d’un parfait cynisme lorsqu’un habile montage financier leur permet d’échapper à l’impôt et de placer le produit de la fraude dans un paradis fiscal. Tout cela se fait, à quelques exceptions près, sans le moindre sentiment de culpabilité : « l’argent définit la position sociale des uns et des autres, mais il détermine aussi les usages qu’il convient d’en faire. Les riches vivent entre eux, et ce, à l’échelle de la planète. Ce qui fait qu’ils ne culpabilisent pas de gagner en une année de multiples vies de SMIC, cette réalité étant trop éloignée de leur quotidien pour les affecter. Ils sont effectivement pris dans une concurrence qui ne se mesure pas par un écart absolu avec les pauvres, mais par un écart relatif avec les membres de leur classe ».

Cette classe tout entière concentrée sur la défense de ses intérêts est une classe mobilisée pour perpétuer sa domination. Elle agit selon des stratégies très élaborées qui intègrent le mécénat et des actions caritatives conçues sous l’angle de la sélection des meilleurs : on ne quitte jamais le monde de la concurrence, qui laisse sur le carreau les malchanceux et les faibles. Ces opérations n’atténuent en rien la guerre de classes. Elle fait d’autant plus rage que les élites fortunées ont coupé ou sont en train de couper leurs liens avec la nation pour aller vivre dans telle ou telle capitale occidentale. Elles sont donc de plus en plus difficiles à atteindre.

La classe dominante a-t-elle de surcroît gagné la guerre psychologique contre la majorité de la population ? Cela prête à discussion. Selon vous, « l’argent comme valeur est devenu une norme sociale extrêmement coercitive, et aujourd’hui, aucun individu en France, fût-il de la classe moyenne ou modeste, ne peut échapper à l’injonction de faire mieux pour s’enrichir ». Il y a en fait une double injonction : gagner plus pour acheter ce dont nous avons besoin ou envie, mais en même temps se sacrifier pour payer les dettes de l’Etat et des banques et accepter la « modération salariale » pour assurer la bonne marche de l’entreprise. Nous savons que l’injonction paradoxale est littéralement affolante. De nombreux Français mais surtout des Américains, des Anglais, des Espagnols ont pu y échapper par le recours au crédit mais la crise des subprime a marqué la fin d’une époque : aujourd’hui, l’argent reste une valeur mais il devient de plus en plus difficile d’en gagner et d’en emprunter lorsqu’on est salarié.

Depuis le tournant de la rigueur, voici trente ans, le bien être n’est plus l’objectif de la politique économique et sociale et les mesures d’austérité nous font quitter la « société de consommation » et perdre de vue la « civilisation des loisirs ». Les Grecs nous précèdent sur la pente fatale puisqu’ils voient opérer, à leurs dépens, un capitalisme d’autant plus prédateur qu’il se sent lui-même menacé. Partout en Europe de l’Ouest, c’est la même impasse : les patrons veulent vendre leurs produits pour faire du profit mais les consommateurs n’ont plus les moyens d’acheter ; tous les pays sont sommés d’exporter pour soutenir l’activité mais le pouvoir d’achat se restreint…

Comment s’en sortir ? Je voudrais d’abord vous présenter un constat. A supposer qu’elle ait un plan d’ensemble pour le contrôle des esprits, l’oligarchie a subi une déroute idéologique dont elle n’a pas conscience parce qu’elle méprise absolument les idées. Le Non au référendum de 2005 a été sa première défaite stratégique qu’elle a compensée par des succès tactiques – par exemple lors de la bataille de 2010 sur les retraites malgré les millions de manifestants rassemblés. En France et dans l’Union européenne, tous les pouvoirs restent entre les mains des oligarques mais l’idéologie ultralibérale qui enrobait leur domination est morte en 2007-2008. Le système économique ne survit qu’en violant chaque jour ses prétendues lois.

Il faut maintenant gagner la bataille politique, ce qui suppose un projet de redressement économique et de progrès social. Vous en présentez des éléments majeurs : nationalisation des banques, révolution fiscale, contrôle des mouvements financiers… mais vous négligez l’enjeu monétaire qui est décisif. Cela tient au fait que vous ne distinguez pas avec une netteté suffisante, me semble-t-il, entre la finance et la monnaie. Bien sûr, la monnaie, c’est de l’argent qui circule, qui est investi, qui s’accumule, qui se thésaurise : face aux injustices qu’engendre cette circulation non contrôlée, il faut effectivement proposer une politique financière – le contrôle de la circulation des capitaux – et une politique fiscale. Mais la monnaie c’est avant tout l’acte d’un pouvoir souverain qui peut créer de la monnaie sans établir une relation avec un stock de métal et qui peut, tout aussi souverainement, faire varier la valeur de sa monnaie par rapport aux autres monnaies. Il faut donc présenter aux citoyens une nouvelle politique monétaire, en montrant qu’elle doit précéder toutes les autres décisions. Pourquoi ? Parce que nous sommes dans la zone euro, ce qui nous a fait perdre toute capacité de décision quant à la création de monnaie et quant à la valeur relative de cette monnaie. Créer de la monnaie, cela permet de résoudre le problème de la dette publique sans demander de sacrifices à la population. Dévaluer la monnaie, cela permet de stimuler les exportations sans réduire les salaires. Et un taux modéré d’inflation permet à la population de rembourser plus facilement ses dettes dès lors que les salaires sont indexés sur la hausse des prix : on voit dans l’histoire que l’inflation permet aux forces sociales montantes de s’affranchir de la tutelle des possédants.

Toutes ces opérations de création monétaire, de dévaluation et d’inflation sont possibles à une condition : l’Etat doit disposer de la souveraineté monétaire. La monnaie n’est que le moyen de la politique économique et sociale – mais ce moyen est indispensable. C’est pourquoi il faut prendre la décision politique de quitter la zone euro : elle est sous la direction de l’oligarchie allemande qui impose, dans son seul intérêt, une monnaie « forte » et une déflation sans fin. L’euro, c’est aussi l’instrument d’une stratégie de classe qui s’exerce, vous le savez, contre de larges fractions de la population allemande.

Ces remarques pourraient être considérées comme une profession de foi nationaliste. Au contraire ! Les oligarchies nationales composent une oligarchie européenne dont tous les peuples d’Europe doivent se délivrer, à commencer par ceux qui sont dans la zone euro. Les Indignés espagnols, les syndicats et les partis contestataires de Grèce, d’Espagne, du Portugal et de France ont perdu des batailles parce qu’ils ne visaient pas le point central du système. Faites l’expérience : ce ne sont pas les diatribes anticapitalistes qui font hurler les experts patentés et les journalistes de cour mais la dénonciation de la prétendue « monnaie unique ».

Il faut montrer sans relâche à nos concitoyens que la sortie de l’euro est urgente. Il faut inciter nos amis grecs, espagnols, portugais et italiens à se mobiliser contre le système monétaire qui est en train de les détruire. L’austérité est un échec, l’euro est en crise, la défaite de Mario Monti en Italie doit engendrer celle de Mario Draghi à la Banque centrale européenne. L’adversaire faiblit. Ce n’est pas le moment de disperser ses coups.

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(1) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le président des riches, Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Zones, 2010. Cf. le numéro 978 de « Royaliste ».

(2) Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, L’argent sans foi ni loi, Conversation avec Régis Meyran, Textuel, 2012. Sauf indication contraire, toutes les citations sont tirées de ce livre.

Article publié dans le numéro 1034 de « Royaliste » – 2013

 

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