L’affaire des sommes versées par la mairie de Paris à un bureau d’études pour le moins douteux a défrayé la chronique pendant quelques jours. Sans doute faut-il déplorer de telles pratiques, qui aboutissent au gaspillage ou au détournement à des fins partisanes de l’argent des contribuables. Mais « l’affaire » révélée par Libération méritait-elle l’extrême attention que les chaînes de télévision lui ont accordée ? A trop concentrer le tir sur un cas particulier, on oublie que la véritable question posée par cette affaire est celle du financement de l’ensemble des partis politiques, et non de tel ou tel d’entre eux. Les responsables du Parti socialiste, qui ont très prudemment commenté l’affaire en question, le savent d’ailleurs fort bien.

Il est en effet de notoriété publique que toute municipalité tenue par un parti, de droite ou de gauche, contribue largement au financement du dit parti, soit en entretenant des permanents déguisés en employés municipaux, soit en choisissant, pour les travaux qu’elle entreprend, des bureaux d’études qui reversent au parti dont ils dépendent une fraction des sommes reçues. Si scandale il y a, ses auteurs sont très équitablement répartis sur l’ensemble de l’échiquier politique. A parti de ce constat, il est facile de conclure à l’immoralité de toute la classe politique, ce qui a l’avantage de rejoindre un sentiment très répandu dans l’opinion. Seraient-ils dont « tous vendus » et partant tous complices ?

L’ARGENT SECRET

Certes, il existe un « argent secret » (1) sans lequel les grands partis politiques ne pourraient exister : une simple campagne d’affichage coûte 15 à 20 millions de francs, l’organisation d’un congrès 6 à 10 millions et une campagne électorale nationale atteint des chiffres énormes. Même s’il dispose d’un nombre confortable d’adhérents, il est évident qu’aucun parti ne peut financer de telles dépenses par les seules cotisations. Victimes du spectacle politique qu’ils ont monté, les partis sont obligés de recourir à un financement occulte, avec plus ou moins de prudence.

Le fait est établi pour les partis de droite qui, peut-être parce qu’ils pensaient garder indéfiniment le pouvoir, ont agi avec une coupable légèreté : des révélations diverses, d’ailleurs suscitées par les milieux giscardiens, ont prouvé les liens qui existaient, au temps de Georges Pompidou, entre l’U.D.R. et les milieux immobiliers. Mais les indélicatesses, trafics d’influence et compromissions dénoncées dans les années soixante-dix étaient fort peu de chose au regard des pratiques giscardiennes. A la médiocre « République immobilière » succéda une « république boursière » dont nous avons autrefois démonté les mécanismes. Enfin, nul n’ignore que les organisations patronales financent largement les partis de droite et interviennent régulièrement auprès des parlementaires, par des pressions qui ne sont pas seulement amicales, pour qu’ils votent de « bons » amendements.

Les socialistes, en revanche, ont été protégés à la fois par leur idéologie et par leur statut d’opposants, qui les ont conduits à plus de circonspection, du moins sur un plan général. Il reste à démontrer qu’ils seront capables de conserver une certaine rigueur dans l’exercice du pouvoir. Quant au Parti communiste, on sait qu’il tire sa richesse de ses propres entreprises commerciales et de la participation de certains de ses militants aux grands circuits économiques. Ainsi, qu’il tire son argent des marchés publics, des groupes de pression ou des grandes affaires, aucun parti politique n’est en mesure de présenter une comptabilité parfaitement transparente. Mais cette vérité d’évidence ne doit conduire ni à la simple réprobation morale, ni à la résignation :

— Les partis politiques ont des faiblesses congénitales, qui les font dépendre tantôt de groupes d’intérêts tels que le C.N.P.F., tantôt de leurs clientèles. L’essentiel est que les conséquences soient limitées, à la fois par l’indépendance du pouvoir exécutif et par la capacité du gouvernement à imposer une ligne de conduite à sa majorité parlementaire. Les moyens constitutionnels existent depuis 1958 ; il suffit d’avoir la volonté de les utiliser.

— Il n’en demeure pas moins que la puissance financière des grands partis tend à réduire le débat politique au choc d’opérations publicitaires fondées sur des slogans vides et sur des « images de marque » fabriquées par les spécialistes de la manipulation.

— Appauvri par le spectacle politicien, le débat politique est en outre confisqué par ceux qui ont réussi à enclencher le processus cumulatif de la puissance et de l’argent. On n’écoute que ceux qui ont la puissance, la puissance attire l’argent, qui procure encore plus de puissance. Les médias s’empressent d’entrer dans cette logique, parce qu’ils sont voués au spectacle, mais en même temps accélèrent le processus et ne cessent de renforcer le monopole des grands partis.

QUE FAIRE ?

Cette situation injuste et finalement attentatoire à la liberté d’expression ne saurait être plus longtemps tolérée par l’Etat, qui devrait obliger les partis politiques à plus de clarté dans leurs comptes et à plus de retenue. Mais comment ? Périodiquement, un financement public des partis en fonction des suffrages obtenus est proposé. Mais une telle solution donnerait une prime à la puissance déjà acquise et n’empêcherait pas les versements occultes. En revanche, il est possible de limiter l’influence de l’argent,

— par le contrôle des recettes des partis, en créant une commission de vérification des comptes présidée par le Premier Président de la Cour des comptes (comme l’avait proposé un député giscardien en 1976).

— par l’obligation qui leur serait faite de rendre publique les dons perçus,

— par une limitation des dépenses de propagande électorale.

Plutôt que de se livrer au jeu malsain des scandales, la classe politique se grandirait en mettant au point une telle réforme qui, tout en la contraignant, lui redonnerait l’honorabilité que, d’affaire en affaire, elle tend à perdre.

***

(1)    Voir André Campana : L’Argent secret (Arthaud 1976) et son article dans « Le Matin » du 14 octobre

Editorial du numéro 368 de « Royaliste » – 28 octobre 1982

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