La stratégie d’Attac – Entretien avec Jacques Nikonoff

Mar 31, 2003 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

L’association Attac est en train d’élaborer des propositions qui dépassent largement la simple critique de la globalisation : problèmes de la Sécurité sociale et des retraites, opposition à la guerre menée en Irak…

En décembre dernier, Attac a élu son nouveau président, Jacques Nikonoff, dont l’expérience singulière est très riche – ancien ouvrier spécialisé, ancien élève de l’ENA, représentant de la Caisse des Dépôts à New-York pendant trois ans, aujourd’hui enseignant, notre invité a une connaissance directe de l’oligarchie qu’il combat, et du monde du travail qui est victime de l’ultra-concurrence. 

 

Royaliste : Pourriez-vous nous rappeler les conditions dans lesquelles l’association Attac a été créée ?

Jacques Nikonoff : En décembre 1997, Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique, rédige un article intitulé « Désarmer les marchés » et évoque au détour d’une phrase l’idée de créer une association vouée à la lutte pour la taxation des transactions financières. Le propos paraît anodin mais des milliers de lettres affluent de toutes parts et de tous milieux : apparaît donc une volonté très forte de lutte contre la mondialisation libérale. L’équipe du « Diplo » réagit en lançant l’association Attac, après avoir consulté les organisations très diverses qui s’étaient manifestées. Ces organisations sont devenues les membres fondateurs d’Attac : on y trouve soixante dix organisations, parmi lesquelles figurent d’importants syndicats. La croissance des effectifs s’est quant à elle poursuivie à un rythme rapide puisque nous dépassons aujourd’hui les trente mille adhésions.

Royaliste : Quelle est la stratégie de l’association ?

Jacques Nikonoff : Nous combattons la mondialisation libérale, autrement dit la dictature des marchés, afin de mettre en place d’autres régimes politiques.

Notre démarche présente un double aspect : l’action, sur laquelle je reviendrai, et ce que nous appelons l’éducation populaire. Il s’agit de décrypter le capitalisme contemporain à l’aide d’un certain nombre de spécialistes. Ce travail est très diversifié : il porte sur les logiciels libres, sur les organismes génétiquement modifiés, sur les marchés financiers, sur les médias… Nous tentons d’aider les citoyens à comprendre la logique du système afin qu’ils puissent reprendre en mains leurs affaires.

Royaliste : Comment expliquez-vous le développement rapide et massif de ce que vous appelez le mouvement altermondialiste ?

Jacques Nikonoff : De très nombreux citoyens, dans le monde entier, ont pris une conscience de plus en plus aiguë de l’échec de la mondialisation libérale. On nous promettait la croissance économique, la stabilité financière, la réduction des inégalités et nous nous trouvons confrontés à une crise que je n’ai pas besoin de décrire ici.

Cette prise de conscience se cristallise sur le mouvement altermondialiste parce que nous avons vécu l’échec successif du socialisme stalinien et de la social-démocratie – deux modèles qui se présentaient comme des alternatives au capitalisme libéral.

Royaliste : Le constat d’échec de la social-démocratie est-il patent ?

Jacques Nikonoff :  Oui. Je pense tout particulièrement à ce qui s’est passé à l’Est de l’Europe après la chute du Mur. Comme la social-démocratie s’était fondée contre le stalinisme, en invoquant le socialisme dans la liberté, elle était la mieux placée pour prendre le relais, après l’échec des régimes de type soviétique. Tel n’a pas été le cas. En fait, partout où la social-démocratie a pris la responsabilité des affaires publiques, l’échec a été complet et des masses de citoyens qui faisaient confiance aux partis de gauche n’y croient plus. Dans notre travail de réflexion, nous tentons donc de comprendre pourquoi le socialisme stalinien et la social-démocratie ont échoué.

Cela dit, ne croyez pas que le mouvement altermondialiste se réduise aux déçus de la gauche ! Il va bien au-delà…

Royaliste : Venons-en à l’action, telle que la conçoit Attac…

Jacques Nikonoff : Nous voulons faire surgir de la société les mouvements d’opinion qui permettront d’accomplir les transformations souhaitées. Mais nous rencontrons une difficulté sérieuse : il n’y a pas de traduction politique des mouvements de masse que j’ai évoqués et du travail d’éducation populaire que nous effectuons. De fait, aucune force politique n’est en mesure de placer dans le champ électoral les aspirations de très nombreux citoyens afin de réorganiser en profondeur la société française. Cela ne nous empêche pas de poursuivre notre travail de formation civique, dans des réunions beaucoup plus fréquentées que celles des partis politiques.

Royaliste : Quels sont vos relations avec les forums sociaux ?

Jacques Nikonoff : Bien entendu, Attac est pleinement engagé dans les activités des forums sociaux. Avec eux, nous sommes en train de construire un ensemble complexe, encore fragile, mais qui représente une innovation considérable : pour la première fois, des forces sociales très diverses s’organisent à l’échelle internationale. Ce sont des syndicats, des ONG, d’innombrables associations qui sont en train de créer les conditions de leur rapprochement et d’une vaste confrontation d’idées.

Vous savez que le troisième Forum social mondial s’est tenu à Porto Alegre en janvier dernier et que le premier Forum social européen s’est tenu à Florence en novembre 2002. Nous voulons aussi organiser des forums sociaux sur le plan local. Il s’agit de constituer des « espaces » de discussion, au sein desquels il n’y a pas finalement de prises de position. Des syndicats, des associations, des paysans, des organisations politiques (ces dernières soutenant les Forums sans en être les organisateurs) se retrouvent dans ces espaces et constituent en quelque sorte une assemblée des mouvements sociaux.

Royaliste : C’est assez compliqué !

Jacques Nikonoff : Certes… Nous sommes encore dans une période d’élaboration et les conceptions sont encore à préciser. Mais nous pouvons cependant discerner deux phases :

  • celle de la discussion au sein des forums sociaux, qui permet d’associer des organisations qui sont parfois très éloignées de nous ;
  • celle de l’organisation d’une « assemblée des mouvements sociaux » qui n’a pas de légitimité propre et qui instaure une cohabitation entre des groupes disproportionnés – par exemple la fédération CGT de la Métallurgie et une association de quartier regroupant quelques dizaines de membres.

Tout cela paraît chaotique mais, au fil des discussions, des pays, des associations, des habitants de divers continents se découvrent. Cette prolifération d’idées a permis d’identifier une trentaine de thèmes majeurs – les paradis fiscaux, l’égalité entre hommes et femmes, les médias, la dette du tiers monde par exemple – qui réunissent des réseaux particuliers dans le réseau général que constitue le Forum social.

Par exemple, cet automne à Florence, nous avons observé que des Hongrois ont pu se rencontrer, mais aussi des Français. Et le forum sur la fiscalité a permis la naissance d’un réseau européen de fiscalistes (universitaires, syndicalistes) qui vont pouvoir se mettre à jour en permanence sur les opérations financières effectuées par le crime organisé – alors que la coopération internationales entre les administrations fonctionne mal. Le réseau de fiscalistes créé lors du Forum social européen a ensuite donné naissance, à Porto Alegre, à un réseau mondial qui va permettre la mobilisation d’un ensemble considérable de connaissances et de compétence. Cette meilleure compréhension des méthodes criminelles débouchera sur des propositions à mettre en œuvre – dès lors que des pouvoirs politiques en auront la volonté.

Royaliste : Pourquoi n’y a-t-il pas de « forum social national » ?

Jacques Nikonoff : C’est là une curiosité ! Nous pensons, à Attac, que la question est à étudier. Nous ne sommes pas encore tout à fait d’accord sur l’analyse, mais je pense pour ma part que nous subissons sur ce point la pression de nos adversaires.

Royaliste : Comment s’exerce-t-elle ?

Jacques Nikonoff : Vous savez que, pour les partisans de la mondialisation libérale, l’échelon national est un obstacle. Depuis des années, on entend dire que les Etats sont impuissants et ce discours rencontre un écho important.

En outre, la manière dont la mondialisation est contestée peut renforcer ce dénigrement de l’échelon national car décrire une mondialisation très puissante et implacable dans ses effets peut provoquer un affaiblissement de la résistance des citoyens car, à force de pessimisme, on conforte l’idée que les Etats nationaux ne peuvent plus rien faire.

Si on accepte d’effacer l’échelon national, il reste la lutte sur le plan mondial et au niveau local – mais il est évident que ce n’est pas le comité d’un petite ville de France ou d’Allemagne qui pourra faire obstacle au libéralisme. Quant à la lutte internationale, je la crois nécessaire et je suis persuadé qu’il faut changer les règles du Fonds Monétaire International. Mais comme le FMI et la Banque mondiale sont des filiales du Trésor américain, il faudrait être en mesure de changer la politique intérieure américaine – ce qui est compliqué et demandera beaucoup de temps !

Entre la dictature des marchés et le changement politique aux Etats-Unis, que fait-on ? On ne peut pas vivre cette phase de transition dans l’attente ! Je pense donc qu’il faut réhabiliter la nation comme l’échelon où peuvent se régler la plupart des problèmes – sociaux, économiques, industriels, monétaires.

Royaliste : Un exemple ?

Jacques Nikonoff : La situation qui a précédé l’attaque américaine contre l’Iraq est intéressante à cet égard : il a suffi que les Allemands et les Français prennent clairement position et annoncent un veto, défiant ainsi les Etats-Unis réputés tout puissants, pour que les Russes nous rejoignent, puis les Chinois, et pour que reparaisse le mouvement des pays non-alignés.

Je pense que nous pouvons traduire sur le plan économique cette réaffirmation de l’existence des nations dans le domaine de la politique internationale. Une ou plusieurs nations sont aujourd’hui en mesure de lancer, contre la mondialisation libérale, un message universel proposant une politique alternative de coopération internationale. On verrait alors apparaître une nouvelle logique : les marges de manœuvre nationales s’élargiraient et il y aurait la possibilité de créer un nouveau multilatéralisme.

En d’autres termes, il est possible de mettre en œuvre des politiques nationales à vocation universelle : telle est la condition de l’accord entre les forces opposées à la mondialisation libérale dans chacun des pays où ses principes sont appliqués, et de l’alliance entre les Etats décidés à s’engager dans une nouvelle forme de coopération entre les nations.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 813 de « Royaliste » – 31 mars 2003

 

 

 

 

 

 

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