Vienne se tient entre deux mondes. Pour retrouver son éclat et mesurer son influence, l’ouvrage de William M. Johnston offre d’indispensables repères.

On reproche souvent aux Américains leur faible intérêt pour le reste du monde. Qui veut connaître l’histoire et la culture européenne ne peut cependant manquer de consulter les spécialistes d’outre-Atlantique, trop peu traduits, ou très tardivement. Ainsi « L’Esprit viennois », publié aux Etats-Unis en 1972 et qui est porté à la connaissance du public français cette année seulement (1 ).

Rédigé longtemps avant l’apparition de la mode viennoise, le livre de William M. Johnston ne participe en rien au goût romantique de la décadence. Au contraire, un des résultats de cette remarquable recherche universitaire est de faire apparaître les facteurs de cohésion et de stabilité de la vieille monarchie austro-hongroise, dont l’histoire politique et intellectuelle est trop souvent analysée en fonction de son effondrement. Le projet de l’auteur n’est cependant pas apologétique. La Vienne impériale et royale est la capitale d’un Etat figé dans son étiquette surannée et paralysé par une bureaucratie plus immobile que nature, la résidence d’un monarque qui préside aux destinées d’une société fortement contrastée, aux prises avec une contradiction dont elle ne peut sortir.

C’est que la crise du monde danubien ne se réduit pas aux poussées nationalistes qui menacent l’unité de l’empire. Plus profondément, comme l’on compris Ferdinand Tönnies et Karl Pribram, l’Autriche fait, comme les autres pays européens mais de façon plus intense, l’expérience du passage d’une société traditionnelle, communautaire et rurale, au monde moderne, individualiste et industriel. L’ambiguïté de cette situation suffit-elle à expliquer le magnifique feu d’artifice austro-hongrois, qui se prolonge jusqu’en 1938 puis dans une sorte de diaspora ? Certainement pas. Parmi les « causes objectives » (qui n’expliquent jamais à elle seules le mystère de l’émergence et de l’épanouissement d’une culture en un lieu et à une époque donnés) il faut ajouter l’extraordinaire mélange de peuples et de religions qu’abrite la double monarchie. L’esprit viennois, ce sont des catholiques, des juifs, des protestants qui le créent, et le rôle central de l’Autriche et de la culture allemande ne saurait faire oublier la part de la Bohême et de la Hongrie. L’exemple de l’empire des Habsbourg plaide en faveur de la bigarrure, et ce n’est pas un hasard si le génie viennois fut anéanti par la botte germaniquement pure des nazis.

Mais que dire, en si peu de lignes, du contenu de cette culture ? Dans son gros livre dense, William M. Johnston ne parvient à nous donner qu’un aperçu des courants intellectuels et artistiques qui ont marqué les quatre-vingt-dix années de la « joyeuse apocalypse ». Pour mesurer leur apport et leur influence aujourd’hui, il faudrait recourir aux œuvres mêmes, parfois oubliées, souvent inaccessibles dans notre langue. Evoquons tout de même, parmi les plus connus, Schumpeter pour l’économie, Buber, Brentano et Husserl pour la philosophie, Mach pour la science, Malher et Bartok pour la musique, Freud évidemment, Klimt pour la peinture, Schnitzler et Hoffmannsthal pour la littérature, et encore Lukacs, Wittgenstein, les austro marxistes (Victor et Max Adler, Otto Bauer) Karl Kraus que l’on vient de redécouvrir (2),enfin ceux qui ont poursuivi en exil des œuvres majeures pour notre temps : Karl Polanyi et Hayek pour l’économie – l’un socialiste, l’autre libéral – Popper pour l’épistémologie…

Vienne figée dans sa bureaucratie et étonnamment créatrice. Vienne éprise de plaisir et hantée par l’idée de la mort, Vienne catholique et juive, si germanique et si cosmopolite à la fois, n’est pas la ville de nos nostalgies mais une des principales sources, encore vive, de notre culture contemporaine.

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(1) William M. Johnston, L’esprit viennois, PUF-perspectives critiques, 1985.

(2) Cf. Thomas Szasz, Karl Kraus et les docteurs de l’âme, Hachette, 1985.

Article publié dans le numéro 438 de « Royaliste » – 4 décembre 1985.

 

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