Entretien accordé à « Royaliste » à l’occasion de la publication de La République au roi dormant, Hachette.

Royaliste : Qui a eu l’idée de ce livre ?

Bertrand Renouvin : Ce n’est pas moi. En septembre 1984, Jean-Paul Enthoven, directeur d’Hachette-littérature, m’a proposé d’écrire un essai sur – je reprends ses termes – « les pérégrinations de l’idée royaliste à travers notre culture politique ». Le sujet ne pouvait manquer de me séduire. J’ai envoyé un plan, qui fut accepté. Tout au long de la rédaction du texte, Enthoven m’a donné le soutien discret et amical dont tout auteur a besoin. Qu’il en soit ici remercié.

Royaliste : Et le titre ? Il est joli, mais énigmatique. Tu n’aurais pas pu trouver quelque chose de plus percutant ?

Bertrand Renouvin : Je ne voulais ni d’un titre en forme de manchette de journal puisque ce livre n’est pas un manifeste de propagande, ni de quelque chose d’abstrait ou de trop universitaire. Le titre que j’ai trouvé peut paraître une peu léger par rapport au sujet que je traite mais il me semble bien résumer la question. Je reconnais qu’il est ambigu : qui dort, dans cette histoire ? La République ou le roi ? Comme dans le conte, c’est la belle qui est endormie, ignorant que quelqu’un cherche à l’éveiller à elle-même. L’image peut paraître naïve, mais elle me semble refléter la question politique contemporaine, qui est d’une simplicité enfantine, au moins dans sa formulation.

Royaliste : L’ambiguïté du titre se retrouve dans le livre. De quoi s’agit-il ? Est-ce une histoire du royalisme, une réflexion sur la politique actuelle, une présentation déguisée de la Nouvelle Action Royaliste, une prise de position dans les débats intellectuels contemporains ?

Bertrand Renouvin : C’est un essai sur le problème politique français le plus concret, le plus immédiat, le plus visible : celui de la légitimité du pouvoir. C’est dire que l’idée royaliste, dans toutes ses pérégrinations depuis deux siècles, n’a cessé d’être au cœur du sujet. Pour comprendre ce qui est en jeu, il faut faire de l’histoire, suivre les chemins que la réflexion intellectuelle a empruntés depuis l’effondrement du marxisme, s’interroger sur la politique du général de Gaulle et sur celle de François Mitterrand, s’intéresser aux pays étrangers et aussi au contenu des diverses traditions royalistes qui, depuis deux siècles, se sont efforcées de retrouver l’idée de légitimité et de l’illustrer, chacun à sa manière.

Royaliste : Nous parlerons plus tard du contenu. La définition que tu donnes de ton livre n’est pas entièrement convaincante. Tu parles d’essai, mais on y trouve l’esquisse d’une biographie politique, des souvenirs personnels, des informations qui étaient demeurées jusqu’à présent confidentielles. D’autre part, il est curieux de commencer une étude du problème politique français en analysant des pays étrangers.

Bertrand Renouvin : On ne peut pas dire que la politique est un souci et se taire sur l’origine du sien. Pendant des jours et des jours, j’ai tenté d’éviter cet aspect biographique, pour moi si délicat à exprimer, et que je m’interdis toujours d’utiliser dans le débat politique. Mais je me suis aperçu qu’il eut été hypocrite de recouvrir de raisonnements et d’abstractions un souci profondément vécu depuis l’enfance. J’ai donc parlé des conditions de ma naissance, évoqué mon père et ma mère, tout ce passé tragique que j’ai semblé renier lorsque je me suis engagé, très jeune, à l’Action française. Aux yeux de ma mère, c’était déshonorant. La cohérence de cet itinéraire est apparue en 1971, lorsque nous avons fondé un nouveau mouvement. Quant à l’histoire de notre « Nouvelle Action royaliste », je ne pouvais manquer d’en tracer les grandes lignes parce qu’il me paraît absurde de séparer l’action politique du débat intellectuel, la réflexion de la vie. Notre réflexion, et toute cette révolution dans le royalisme que nous avons faite, n’est pas seulement née de nos lectures et de nos raisonnements. Dans notre aventure politique, un certain nombre de personnes vivantes – et combien – ont joué un rôle déterminant…

Royaliste : Il y a en effet plusieurs portraits dans ce livre. Tu ne crains pas qu’on t’accuse de complaisance ?

Bertrand Renouvin : Pour expliquer l’importance de certains apports, j’aurais pu accumuler les citations mais, là encore, un simple exposé aurait masqué une part essentielle de notre histoire, qui est faite de rencontres personnelles, et parfois passionnelles. Nous ne sommes pas de purs esprits ; Boutang, Saint Robert, Clavel, Grendel, Matzneff non plus. Entre eux et nous, il n’y a pas eu simplement un échange intellectuel, mais une véritable rencontre. J’ai essayé de la dire, sans chercher à faire plaisir. Mais ces portraits, et ce que je dis de l’itinéraire de la NAR ne constituent pas une histoire de notre mouvement. Il sera certainement intéressant d’écrire, dans quelques années, une histoire intellectuelle de la NAR. Mais, pour la réussir, il faudra un regard extérieur. J’ajoute que ce qui nous concerne n’occupe qu’une place modeste dans ce livre. J’ai voulu surtout parler de la légitimité, de sa forme monarchique, et c’est pour cela que j’ai consacré ma première partie à la présence de la monarchie dans le monde d’aujourd’hui. D’où mon analyse des monarchies européennes, qui sont toutes des démocraties, et celle de la Constitution actuelle, qui est monarchique d’esprit.

Royaliste : Tu parles aussi de l’Europe centrale.

Bertrand Renouvin : Oui, j’ai été frappé par ce qu’écrivait Milan Kundera dans un récent numéro du « Débat », et par la description que font Robert Musil et Joseph Roth, deux auteurs complémentaires que j’aime beaucoup, de la monarchie plurinationale des Habsbourg. J’ai aussi voulu rendre hommage à un Allemand méconnu, que Luc de Goustine m’a fait découvrir, un monarchiste qui fut d’une extraordinaire lucidité sur le nazisme et le monde moderne, et qui est mort dans un camp de concentration.

Royaliste : Cette première partie ne provoquera sans doute pas beaucoup de contestations. En revanche, la seconde risque d’être mal acceptée ; Maurras et l’Action française sont durement étrillés. Pourquoi ? Tu règles des comptes avec ton passé ?

Bertrand Renouvin : Non. Les comptes ont été réglés en 1971 et la polémique avec les héritiers de l’Action française ne m’intéresse pas. Mais il fallait bien que j’aborde l’immense question du maurrassisme, dans ce livre sur les « pérégrinations » de l’idée royaliste. Sur ce point, je me suis contenté de suivre le conseil de Maurras, qui voulait qu’une politique fût jugée à ses résultats. Or ce qui apparaît, c’est la dérive de la pensée maurrassienne vers des abstractions mortelles mêlées à des passions d’une insoutenable violence. Le résultat, c’est que ce mouvement catholique est condamné par le Vatican, que ce mouvement royaliste est condamné par les princes, que ce mouvement nationaliste est accusé de trahison. La tradition royaliste, que l’Action française voulait monopoliser, faillit en mourir.

Mais il y a d’autres traditions royalistes, moins connues, mais souvent plus intéressantes pour notre temps : celle des catholiques sociaux du 19ème siècle, qui se prolonge jusqu’au général de Gaulle, et la tradition libérale – celle de Tocqueville, de Constant, de Guizot, qui est d’une pleine actualité, et pas seulement un effet de mode. Les libéraux français ont fait la théorie de la démocratie représentative, et montré qu’elle ne pouvait exister sans pouvoir arbitral. Il y a là matière à réflexion. Et puis, surtout, il y a la tradition royale, celle qu’incarne le comte de Paris, et qui a joué un rôle décisif dans notre évolution.

Royaliste : Là encore, tu as pris des risques…

Bertrand Renouvin : C’est vrai. Mais les risques dont tu parles sont inhérents à l’existence du royalisme. Je reconnais que l’équilibre est très difficile à trouver : trop éloignés du prince, nous risquons de faire de la monarchie un système ; trop proches de lui, nous nous exposons à une confusion dangereuse, préjudiciable au prince puisque celui-ci ne peut être un chef de parti. Il faut donc vivre cette difficulté avec, toujours présente à l’esprit, la possibilité d’une mauvaise appréciation de la distance à conserver, qui nous ferait recommencer les fautes des ultras du 19ème siècle, et de l’Action française.

Royaliste : Reste la partie que tu consacres au débat intellectuel. Les choses vont bien de ce côté, trop bien peut-être. Ne va-t-on pas t’accuser de récupérer les penseurs dans le vent, de les royaliser à leur corps défendant ?

Bertrand Renouvin : Je me borne à un constat, et je m’interdis toute conclusion. Il est vrai que l’image de la monarchie dite d’Ancien régime est aujourd’hui complètement différente. Il est vrai que l’on regarde autrement la Révolution française et que la question de la Terreur est devenue « incontournable » comme on dit aujourd’hui. Il est vrai que la tradition républicaine est soumise à la critique et que son apologie est, elle aussi, très révélatrice de ses paradoxes. Il est vrai, enfin, que l’on redécouvre la question du politique. Je me suis contenté de lire Glucksmann, Foucault, Furet, Louis Dumont, Marcel Gauchet. J’ai eu la chance de suivre des séminaires, à l’école Polytechnique avec J.-M. Domenach et J.-P. Dupuy, rue d’Ulm avec Bernard Manin, qui m’ont beaucoup apporté. Mais je ne royalise personne, et je n’ai aucune prétention à la synthèse. Je constate que les anthropologues, les philosophes politiques et les épistémologues d’aujourd’hui ne contredisent pas nos propres thèses.

Royaliste : Tout cela semble loin de la politique quotidienne…

Bertrand Renouvin : Au contraire. Le débat politique est hanté par l’idée de légitimité et la question de la cohabitation est fondamentale à cet égard. Il s’agit de savoir si le rôle arbitral du chef de l’Etat et son indépendance seront préservés, ou si nous allons revenir aux errements anciens.

Royaliste : D’où le soutien à François Mitterrand ?

Bertrand Renouvin : Oui, et sur des points essentiels. Ce livre n’entre pas dans le débat pré-électoral mais j’ai tenu à souligner l’importance historique de ce qui s’est passé en 1981 : en acceptant les institutions de la Vème République, en assumant la fonction présidentielle selon la tradition de 1958, le président de la République a achevé la révolution de l’idée républicaine : autrefois doctrine de combat, intolérante et diviseuse, la République est redevenue la res publica, le bien commun. Ce constat ne fera peut-être pas plaisir à François Mitterrand, qui est sentimentalement très attaché au républicanisme d’autrefois. Mais le fait est qu’il a mis un terme à une querelle de deux siècles. D’où la transformation du projet royaliste : il ne s’agit plus de détruire le régime, comme sous la lllème République, mais d’accomplir ce qui est à l’œuvre depuis 1958.

Propos recueillis par Sylvie FERNOY et publiés dans le numéro 434 de « Royaliste » – 9 octobre 1985

 

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