La liberté et la loi – Entretien avec Lucien Jaume

Mai 14, 2001 | Res Publica

 

Directeur de recherches au CNRS, Lucien Jaume enseigne la philosophie politique à Sciences Po et au Centre Raymond Aron de l’École des Hautes Études. Nous lui devons un ouvrage de référence sur le jacobinisme, et plusieurs autres sur l’histoire des idées libérales, qui se prolongent par une réflexion sur la philosophie du libéralisme, en Angleterre, en Allemagne et en France. Réflexion majeure dans la mesure où nous sommes en train de vivre une « crise de la loi », mise en question par la conception américaine des droits de l’homme.

 

Royaliste : Comment se situe votre recherche sur La liberté et la loi par rapport à votre précédent ouvrage, L’individu effacé ?

Lucien Jaume : Il s’agit cette fois d’étudier le concept de libéralisme comme gouvernement de la liberté. Dans mon précédent ouvrage, j’avais cherché à retrouver les divers courants libéraux dans la France du XIXe siècle et j’avais conclu que le libéralisme français, dans la majorité de ses expressions, avait été un libéralisme par l’État et non pas un libéralisme contre l’État. En France, le libéralisme conçoit l’État comme le garant de la liberté – ce qui est évidemment très différent de la vision anglo-saxonne. Ce libéralisme par l’État se différencie et souvent s’oppose au libéralisme de l’individu, du sujet, de la conscience.

Cela dit, je ne confonds pas les courants politiques et les idéologies politiques avec la philosophie proprement dite. A cet égard, je reste très classique – d’aucuns disent même vieillot. Pour moi, ce n’est pas en étudiant Montesquieu et Kant qu’on l’on peut comprendre les courants de l’histoire du libéralisme français : au contraire on les dissimule, ou on en ignore la complexité. Ainsi, La liberté et la loi se situe clairement dans l’univers philosophique : les préoccupations politiques et institutionnelles ne sont pas au premier plan. En étudiant Locke, Kant, Hume, je reste volontairement dans le domaine philosophique, voire théologique. Il s’agit de ne pas politiser la philosophie, sans oublier que la pensée philosophique s’inscrit aussi dans de grands débats politiques.

Royaliste : Comment s’exprime, chez les philosophes, la préoccupation libérale originelle ? Lucien Jaume : Les philosophes cherchaient un principe d’universalité qui protège l’individu sans pour autant supprimer la réalité et la légitimité de la diversité individuelle et sociale. Il y a là une tension qui est au cœur de la philosophie libérale. Pour résoudre cette tension, les philosophes libéraux ont conçu un objet que j’appelle le gouvernement de la liberté sous le règne de la loi.

Royaliste : Selon vous, il y a unité de la philosophie libérale.

Lucien Jaume : Il y a unité du libéralisme, en effet : sa philosophie exprime un puissant projet d’émancipation de l’individu. Ce projet chemine depuis le XVIe siècle (la Réforme) et le XVIIe siècle, et il conduit à reconnaître les différences présentes dans la société. Cette émancipation tend à s’exercer à l’égard de la souveraineté : telle est la cible des philosophes libéraux qui visent à la fois la souveraineté temporelle de l’État (la monarchie absolue) et la souveraineté spirituelle.

Ce mouvement d’émancipation concerne tous les domaines.

Il y a volonté d’émancipation intellectuelle : au début de la Critique de la raison pure, Kant écrit que « notre siècle est celui de la critique » : les églises, les États, les autorités doivent comparaître devant le tribunal de la raison, qui est nécessairement critique. Tel est le point de départ.

Il y a aussi émancipation morale, culturelle et sociale : par exemple, Montesquieu fait droit à la diversité des mœurs dans sa célèbre théorie des climats. Il y a enfin émancipation économique.

Royaliste : L’unité du mouvement d’émancipation n’empêche pas ses conflits.

Lucien Jaume : Ce mouvement se prolonge, il est vrai, dans un conflit entre deux tendances : pour les uns, la loi est la même pour tous, pour les autres, les cas différents doivent être traités de manière différente. Ce débat introduit une discontinuité, car la question se pose de savoir si la loi n’est pas oppressive, si elle peut apporter une uniformité qui serait bonne. Ce thème se trouve chez Montesquieu, auparavant Locke mène une réflexion très approfondie sur la nécessaire pluralité des opinions morales et religieuses. Le rôle de la philosophie lockienne est de faire droit à la différence et à la divergence morale. C’est ce principe de pluralité qui va par la suite triompher, comme nous le constatons aujourd’hui.

Royaliste : Unité, discontinuité, mais aussi divergence…

Lucien Jaume : Cette divergence existe d’entrée de jeu. Philosophiquement, à côté de Locke, qui est le plus important philosophe rationaliste du libéralisme, on voit apparaître le rameau empiriste avec Hume. Sa philosophie morale, qui est très raffinée, est une démolition intégrale de celle de Locke : Hume part des passions, du besoin humain considéré comme un besoin économique par lequel s’établit la rencontre avec autrui.

Cette relation selon le besoin crée un rapport horizontal entre les êtres, à l’opposé du rapport vertical qui existe chez Locke entre l’individu et la loi naturelle de Dieu : c’est la loi qui me crée comme personne et qui me rend responsable de mes actes passés, et responsable pour les actes futurs que j’envisage. Au contraire, pour Hume, c’est le désir et le besoin qui sont constitutifs de l’être de l’homme – l’homme étant regardé comme un kaléidoscope de sensations et de passions. L’homme n’est pas un sujet identique à lui-même à travers le temps et prenant conscience de lui-même par l’effet de la loi de Dieu. Cette absence de sujet est liée à la théorie économique de Hume, qui est la première philosophie des lois du marché. C’est ce que voit très bien Adam Smith, qui s’inspire de Hume (tout en le modifiant) dans sa propre Théorie des sentiments moraux. ET la théorie de l’ordre spontané, chère à Hayek, trouve en Hume son précurseur. Il y a donc une profonde divergence entre Locke et Montesquieu d’une part, et Hume qui nie l’existence du libre arbitre. Ce sont bien deux conceptions de l’homme qui s’affrontent.

Royaliste : En quoi ces débats sont-ils importants, voire décisifs, aujourd’hui ?

Lucien Jaume : Nous sommes confrontés à une crise de la loi. Il y a méfiance à son égard : on dit que la loi est abstraite, lointaine, trop générale, étrangère à la réalité des situations, à la particularité des besoins et des lieux. Beaucoup affirment la supériorité du contrat sur la loi. Face à ce mouvement, il importe de redécouvrir la fécondité de la loi, grâce à Montesquieu, à Locke, à Kant.

Fécondité de la loi pour l’être humain : « là où il n’est pas de loi, il n’est pas de liberté », dit Locke. La loi fait qu’il y a un individu qui est conscient de soi. La loi est un discours de l’intelligence humaine qui s’adresse à l’intelligence humaine. La loi m’interpelle comme individu responsable, c’est-à-dire comme individu qui peut répondre de ce qu’il fait vis-à-vis de la loi – qui s’adresse à lui et qu’il connaît d’avance.

Par ailleurs, la loi fait qu’il y a un « en-commun », un quelque chose de commun auquel l’individu accepte de reconnaître qu’il appartient. C’est par la loi que j’appartiens à la communauté. Lex est conmunis sponsio rei publicae : la loi est l’engagement commun de la Chose publique. La loi fait qu’il y a la res publica, elle fait qu’il y a un Tout constitué par mes égaux.

Il y a chez Montesquieu, Locke et Kant une théorie du sujet de droit, qui est sujet moral. Pour Locke, l’homme est sujet de la loi naturelle de Dieu : l’obligation est un mouvement intérieur de la conscience par lequel je me sens tenu de répondre à Dieu et de m’engager vis-à-vis de la loi. Chez Kant, il n’y a pas de loi naturelle, mais autonomie de la raison, qui fait que l’individu se prescrit ses obligations, qu’il s’impose à lui-même la loi (« l’impératif catégorique ») dans une visée d’universalité. La loi fait qu’il y a un Tout moral : c’est par la loi que j’accède à l’universel, à ce qui convient à tout homme dans sa dignité, dans ses droits et devoirs. Quant à Montesquieu, il montre que la liberté est une puissance, un pouvoir de faire – mais quoi ? « Ce que l’on doit vouloir ». La liberté est une obligation envers les lois, ce n’est pas une indépendance envers les lois, mais le droit de faire tout ce que les lois « permettent ». Si un citoyen s’accordait le droit de faire ce que les lois défendent il n’y aurait plus de liberté, car les autres citoyens auraient la même possibilité d’agir illégalement.

La fécondité de la loi, c’est de me créer comme individu conscient, responsable et en sécurité. Métaphysiquement, cela va très loin. Lecteur de Thomas d’Aquin et de Suarez, Locke dit que l’homme est « capable de loi » : la nature humaine porte en elle une capacité à la loi, elle vise à l’universalité. Locke explique que Dieu impose à l’homme de se préserver autant qu’il peut, et de préserver la communauté du genre humain. Locke réunit donc le souci du particulier et l’obligation envers l’universel.

Cette philosophie de la loi est devenue incompréhensible pour une partie de nos concitoyens, qui ont appris en 1968 qu’il était « interdit d’interdire », ce qui signifie que la loi est répressive, qu’elle m’empêche d’être libre.

Royaliste : Pourquoi dites-vous que la philosophie libérale de la loi est mise en crise par la montée en puissance des droits de l’homme ?

Lucien Jaume : Disant cela, je n’évoque pas la Révolution française et je ne fais pas référence à la Déclaration de 1789, qui proclament des droits naturels dans les limites de ce qui est circonscrit par la loi, « expression de la volonté générale ». En d’autres termes, c’est la nation, par sa législation, qui reconnaît des droits à l’homme et au citoyen. Très différente est la démocratie américaine, qui a donné au juge un rôle essentiel. Aux États-Unis, la montée en puissance des droits de l’homme signifie que les droits des individus et des communautés sont opposables à la loi, que les droits sont invoqués contre l’État. La logique ultime des droits de l’homme à l’américaine, c’est d’aboutir à un droit des communautés contre la Communauté, à une revendication de traitements préférentiels, de dérogations qui seraient « plus légitimes » que l’intérêt général entre personnes simplement égales.

Telle est la tendance que nous constatons actuellement en France, où l’on veut reconnaître une spécificité insulaire, qui annonce la reconnaissance d’autres spécificités locales. Dans cette conception américanisée, on comprend la multiplication des appels au juge, qui permettent de gagner contre la loi. Au lieu que « force reste à la loi », « raison doit rester à la société ». Aux Etats-Unis, pays de common law, la loi ne devient du droit qu’interprétée par le pouvoir judiciaire, qui peut en suspendre l’application. Nous sommes en train de reprendre cette conception américaine, celle du libéralisme par les droits, et non plus par la loi.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 772 de « Royaliste » – 14 mai 2001.

 

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