Lionel Jospin est un homme intelligent. Il sait qu’il ne doit surtout pas répéter l’erreur commise lors des réductions d’effectifs chez Michelin, en avouant honnêtement son impuissance face aux fermetures d’usines et aux licenciements massifs. Quelle faute de communication ! Quelle éclaboussure, tout à coup, sur son image ! L’aveu, maintenant, deviendrait une faute d’autant plus grave que le premier ministre baisse dans les sondages…

C’est juré ! Au gouvernement et dans la majorité, les partisans du « réalisme » n’admettront plus, en public, la logique irrésistible du capitalisme déchaîné ; les adeptes de la « transparence » s’en tiendront des discours réprobateurs, tout en songeant au meilleur moyen de se mettre à couvert pour expédier au plus vite et au moindre prix les dossiers qui empoisonnent leur existence.

Tel est bien le procédé utilisé dans les affaires Danone et Marks § Spencer, et qui servira de test pour les licenciements à venir chez Philips, Ericsson, Alcatel et autres sociétés victimes de la méthode du dégraissage mondialisé. Ainsi, dans son allocution du 17 avril, le premier ministre a fixé, avec la fermeté qu’on lui connaît, trois directives qui devraient se traduire par le renchérissement du coût des plans sociaux, le renforcement des obligations de reclassement et un effort de réindustrialisation des sites abandonnés.

Hélas ! Il n’a pas fallu plus de trois jours pour qu’on apprenne que les services du ministre des Affaires sociales préparaient une application minimale des mesures solennellement annoncées par le premier ministre. Bien entendu, il est possible qu’Elisabeth Guigou, surprenant son monde, présente d’inflexibles amendements au projet de loi de modernisation sociale. Mais le pitoyable destin de la loi sur les « nouvelles régulations économiques » autorise le soupçon d’un simple « habillage », par le gouvernement, de désastres consentis.

Il est probable que ce consentement n’est ni intellectuel ni moral, et que Lionel Jospin préfèrerait des salariés heureux. Mais on ne juge pas un gouvernement sur ses états d’âme. Ce sont les décisions qui nous importent, et nous savons que les mesures salvatrices ne seront pas prises, ou resteront sans effets. Pourquoi ?

Parce que la concurrence économique est une guerre totale, une vraie guerre qui provoque blessures et délabrements physiques, destructions psychiques et suicides. Or l’un des plus puissants gouvernements du monde a choisi de gérer  l’infirmerie sociale et de prononcer des oraisons funèbres, dans l’oubli de son devoir de résistance à la violence et de protection des êtres humains.

Parce que ce gouvernement, dans l’un des pays les plus riches du monde, place d’innombrables salariés, ouvriers, employés, cadres, devant un choix misérable : être un pauvre chômeur, ou un travailleur pauvre.

Parce que les patrons de l’infirmerie gouvernementale croient avoir rempli tous leurs devoirs sociaux lorsqu’ils ont réussi à recycler des éclopés du marché mondialisé et à trouver des places de mouroir pour les travailleurs hors d’usage.

Agissant ainsi, avec une bonne conscience que renforce un secret mépris pour «les gens », les brancardiers-chefs se font les agents d’un système économique qui fonctionne sur l’exclusion et qui traite les travailleurs comme des déchets plus ou moins recyclables.

Agissant ainsi, des hiérarques qui ne jurent que par la « proximité » et le « terrain » ignorent résolument ce qui disent toutes les victimes de l’ultra-libéralisme, ouvriers et paysans, fonctionnaires et cadres du secteur privé, chacun disant à sa manière l’éminente dignité du travail. Outre l’indispensable salaire qu’on reçoit, ce qui importe dans le travail, c’est moins l’objet travaillé que les relations nouées dans le travail avec les copines et les copains, les camarades, les collègues, les rivaux, les maîtres et les contremaîtres. Voilà pourquoi des chômeurs bien indemnisés tombent malades, voilà pourquoi le reclassement dans une autre usine ou une autre région est vécu comme un exil. Voilà pourquoi des paysans pleurent devant leurs champs ravagés et les troupeaux massacrés.

Supprimer du travail, c’est toujours détruire le premier moyen de la relation entre les adultes. Tel est l’acte, intolérable, qui justifie la révolte.

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Editorial de « Royaliste » – 30 avril 2001.

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