La France colonisée

Mar 20, 1980 | Res Publica

L’américanisation est-elle l’avenir de la France ? Le destin de notre pays est-il de devenir une Amérique du pauvre ? C’est à ces questions que répond ici Jacques Thibau qui vient de faire paraître chez Flammarion un ouvrage intitulé « La France colonisée », aux éditions Flammarion.

Royaliste : Jacques Thibau, vous venez de publier un livre intitulé « La France colonisée ». Colonisée par qui ?

Jacques Thibau : La réponse est à la fois simple et difficile. L’américanisation est-elle le destin de la France ? La colonisation est un phénomène de civilisation, qui dépasse très largement le domaine politique. Il y a dans la société française une tendance très forte qui aboutit à des relations inégales entre la France et les Etats-Unis. Mon livre n’est pas anti-américain : il y est assez peu question de l’Amérique, mais beaucoup de la France. Comme le disait Malraux, une culture ne meurt que de sa propre faiblesse. L’américanisation de la France se produit dans toute une série de secteurs où nous sommes faibles. C’est à cette faiblesse qu’il faut, d’abord, remédier.

Royaliste : Quelle est l’origine du déséquilibre entre les Etats-Unis et la France ?

Jacques Thibau : Le phénomène est déjà presque séculaire. Il remonte au moins à la première guerre mondiale, quand l’Amérique nous envoya ses soldats. Il n’a cessé depuis de se renforcer : quand l’Amérique cesse d’être débitrice pour devenir créancière, quand le développement économique américain se fit sur un rythme rapide, quand les Etats-Unis supportent la crise beaucoup mieux que les pays d’Europe.

Cette puissance s’oppose à la faiblesse des nations européennes, de la France en particulier. C’est ce contraste qui entraîne la pénétration américaine et l’American way of life. Il ne s’agit pas seulement de puissance militaire, économique et financière, mais de puissance intellectuelle, culturelle. Nous n’avons pas assez vu que, dans la société industrielle qui s’annonçait, les Américains faisaient preuve d’une créativité considérable, qui à elle seule n’aurait pu suffire à expliquer leur hégémonie, mais qui, jointe à la puissance économique et financière, allait créer des rapports inégaux qui menaceraient notre existence et nous feraient subir un véritable « rackett ».

On voit très bien le mouvement se dessiner à l’aube du 20e siècle : l’Amérique de Théodore Roosevelt connait ses premières manifestations impérialistes, réalise et exporte ses premiers grands films tandis qu’elle adopte une politique sociale progressiste qui lui permet d’absorber de violents chocs sociaux. Le second Roosevelt saura, lui aussi, faire passer à son pays le cap d’une très grave crise économique et sociale de 1930, ce qui permettra aux Etats-Unis de rayonner et de dominer après la seconde guerre mondiale.

De la même manière, après la Renaissance, les sociétés occidentales se sont trouvées dans une situation de « supériorité » (d’action, de puissance) vis-à-vis des autres continents qui sont peu à peu tombés sous le contrôle de l’Europe. Aujourd’hui, c’est l’Europe qui est faible, et ce sont les Etats-Unis qui la colonisent.

Royaliste : Comment expliquez-vous la créativité et la faculté d’adaptation des Etats-Unis ? Reposent-elles sur les capacités des grands Présidents que vous venez de citer ?

Jacques Thibau : Pas seulement. L’Amérique est forte, souvent malgré ses gouvernants (Maurras l’avait écrit dès 1903). Il y a une vigueur de la société elle-même, qui s’exprime à la fois dans un système politique, économique et financier. Il ne faut pas sous-estimer les Américains. Ce que vient de faire par exemple l’Union soviétique qui n’a pas su apprécier la capacité de riposte américaine et s’est trompé dans l’affaire iranienne parce qu’elle a pensé que les Etats-Unis, pays «décadent», allaient suivre leur opinion dans son intolérance, et envoyer les «Marines» en Iran. Une intervention américaine dans ce pays aurait retourné le monde musulman contre les Etats-Unis, ce qu’escomptaient les Soviétiques. C’est le contraire qui s’est produit, parce que les Russes n’ont pas tenu compte de l’intelligence du système américain devant ce genre de crise.

En revanche, les Etats-Unis sont incapables d’établir des relations solides avec le Tiers-Monde. C’est là une grande faiblesse, que la révolution iranienne a une nouvelle fois révélée. Et c’est une des raisons pour lesquelles la France doit avoir une politique indépendante, puisque son avenir se joue sans l’établissement de liens avec les pays du Tiers-Monde.

Cette politique indépendante n’est possible que si la France assure son existence dans tous les domaines, économique, technologique, culturel.

Royaliste : Dans l’ordre économique et technologique, pensez-vous qu’il y ait un « défi américain » ?

Jacques Thibau : Le secteur technologique est un exemple parfait des conséquences qu’entrainent les rapports inégaux. Il n’y avait pas, en 1950 ou 1960, de retard technologique important en France dans le domaine des ordinateurs. Mais la puissance économique et commerciale des Etats-Unis a créé une inégalité très grande. C’est beaucoup plus par sa puissance commerciale que par son avance technologique qu’IBM a imposé ses ordinateurs, alors que la France souffrait de la faiblesse de son appareil économique et commercial. Il en est de même dans le secteur culturel : les séries américaines se vendent partout, alors que les films de télévision français, allemands ou italiens ne se vendent nulle part. Ce n’est pas parce que la série américaine est mieux faite ou parce qu’elle serait plus universelle, mais parce que les Américains ont organisé à travers le monde un excellent réseau de commercialisation de leurs produits. Lorsque nous existons sur le plan technique et commercial, les effets de la puissance américaine jouent beaucoup moins. Ainsi dans le domaine spatial, les Américains achètent des fusées « Ariane » -que nous avons failli abandonner en 1974 parce que ces fusées coûtaient trop cher. De même, dans le secteur des télécommunications, la France fait un effort important.

Ainsi, même si nous n’avons pas le sentiment d’avoir immédiatement un résultat convainquant et « rentable », il faut manifester une volonté d’exister. Je préfère ce terme d’existence à celui d’indépendance, qui est employé aussi bien par Jean Lecanuet que par Georges Marchais, et qui est parfois trop flou : on ne sait pas ce qu’est une télévision indépendante, mais on sait si une télévision existe ou n’existe pas. Ce n’est pas une question d’argent. On parle toujours du prix de l’indépendance, mais jamais de celui de la dépendance. Sait-on que des pays comme l’Allemagne et l’Angleterre, qui ont perdu toute existence dans le domaine cinématographique, le paient d’une aliénation culturelle dont les conséquentes sont sans doute, à terme, considérables. J’ai essayé de calculer le coût du véritable « rackett » que les entreprises américaines nous font subir dans les produits de grande consommation, comme dans les produits culturels.

Royaliste : Beaucoup vous accuseront de prôner l’autarcie …

Jacques Thibau : Le débat n’est pas entre l’autarcie et l’ouverture : le souci de notre existence peut s’accompagner d’une politique d’ouverture internationale. Mais attention ! Quand les Américains nous demandent de respecter les principes du libre-échange en électronique, il faut se souvenir que le seul pays qui ait décidé de se protéger – le Japon – est aussi le seul qui ne soit pas dominé par IBM. Cela est insuffisamment compris par les dirigeants français, qui se sont laissés gagner par l’esprit « multinational ». Ils ont pensé que l’implantation des sociétés multinationales en France ne pouvait être qu’un bienfait, et ils souhaitaient que nous fassions la même chose au Brésil ou ailleurs. Mais ils n’ont pas vu que, dans l’ordre multinational, l’hégémonie américaine est une caractéristique essentielle et qu’il faut le savoir pour résoudre des problèmes essentiels. Bien sûr nous pouvons jouer sur les marges, en employant les mêmes méthodes que les Américains : utilisation d’une main d’œuvre locale à bas prix, etc. Mais cette «multinationalisation» de l’économie comporte des risques que nous constatons maintenant. La menace principale c’est de renoncer à la base nationale indispensable si l’on veut qu’il y ait puissance économique. La force des multinationales américaines est d’abord fondée sur la puissance de l’Amérique, politique, monétaire, militaire.

Il ne s’agit pas de faire de l’autarcie, mais on ne peut pas faire l’impasse sur le fait que dans le monde actuel, incertain, instable et dangereux, nous devons conserver une importante capacité d’action et de réaction nationale. Le drame est que nous sommes passés avec beaucoup de légèreté du protectionnisme malthusien, type Méline, à une attitude contraire sans chercher à comprendre ce qu’était le monde.

Royaliste : Dans le domaine culturel, quelles sont les conséquences de l’emprise américaine ?

Jacques Thibau : L’idéologie de la culture de masse n’est pas spécifiquement américaine, elle est née en même temps aux Etats-Unis et en Europe. Mais nous vivons aujourd’hui sous l’hégémonie des produits culturels américains. Sont-ils fondamentalement différents des produits français ? La question est discutable.

Mais il est certain que l’hégémonie américaine dans le domaine de la télévision par exemple fait disparaître toute une série de réalisations qui existaient auparavant, pour les remplacer par des produits américains ou fabriqués à l’américaine. Ce processus de réduction existe également au cinéma : non seulement le taux de fréquentation pour les films américains est élevé, mais -et c’est sans doute plus grave- la production française s’oriente vers des films fabriqués à l’américaine. Il est triste de voir qu’un pays comme la France, qui a joué un rôle important dans l’histoire du cinéma tombe sous la domination du système hollywoodien (qui a d’ailleurs emprunté beaucoup d’hommes et d’idées ailleurs) et qui, joint à la puissance économique, financière et politique du cinéma américain, tend à faire disparaître les cinémas nationaux. Non seulement parce que les produits américains s’imposent partout, mais parce qu’il y a un effet d’imitation du cinéma américain qui, à terme, impose une conception homogénéisée du cinéma : Là encore, l’effet de relations inégales entre la France et les Etats-Unis est clair : la spécificité française, notre personnalité concrète, historique, vivante, s’évanouissent.

Royaliste : Qu’est ce qui disparaît en ce moment ? Cette imprégnation du cinéma et de la télévision américaine modifie-t-elle les mœurs, les comportements ?

Jacques Thibau : Il existe toujours une « France profonde » dont il n’est pas aisé de savoir ce qu’elle devient. Quand tout ce qui compte dans la communication de masse valorise un certain genre de vie, il est probable qu’à terme les comportements du « Français moyen » seront modifiés. Pour le moment je constate qu’il n’y a pas d’opposition culturelle et idéologique entre la France profonde et celle qui s’américanise. Dans le domaine de la télévision, il n’y a par exemple aucune opposition entre « Au théâtre ce soir » et les séries américaines : ces deux produits se sont développés parallèlement sans se faire concurrence, et dans la coexistence la plus amicale. C’est la même chose pour le cinéma. Le cinéma typiquement « français » (?) (Michel Audiard, etc.) se partage sans difficulté la fréquentation cinématographique avec les grands films américains. Cependant, la France profonde présente une faiblesse : elle incarne le passé, elle est une sorte de résidu un peu « poujadiste » alors que les produits américains sont revêtus d’une étiquette moderne et de la valorisation qui s’attache à la modernité. Le théâtre de boulevard n’est pas « moderne », contrairement à « Apocalypse now ». Or c’est le théâtre de boulevard qui coexiste avec la production américaine. Ce qui est dangereux, c’est que toutes les valeurs traditionnelles paraissent de plus en plus « archaïques » alors que tout ce qui vient d’Amérique paraît « moderne ». Nous nous habituerons plus facilement à certains phénomènes portés par la société industrielle -la violence par exemple- parce qu’ils sont considérés comme « modernes ».

Royaliste : N’y a-t-il pas une tentative de résistance dans certaines régions ?

Jacques Thibau : A partir du moment où les moyens de communication de masse diffusent l’homogénéisation, il est normal que la région devienne un centre de résistance. Des chansons et des slogans « vivre au pays » – expriment cette volonté profonde de conserver son appartenance. Mais, dans un pays comme la France, la résistance doit s’exercer à tous les niveaux. La difficulté est de trouver des passerelles entre ce qui peut exister dans les régions, les groupes, les associations, etc., et l’organisation de la France à l’échelon national. Si la France se reprend à exister, les conséquences se sentiront aussi bien dans la vie concrète des individus et des groupes que dans les institutions locales, régionales et nationales qui font l’existence d’un pays.

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Entretien publié dans le numéro 312 de « Royaliste » – 20 mars 1980

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