Le livre que Pierre Péan et Philippe Cohen ont consacré au Monde ne constitue pas seulement un énorme succès de librairie. La mise en cause du quotidien de la classe dirigeante, qui contribue largement à la fabrication et à la diffusion de l’idéologie dominante, est un événement politique de première importance. La guerre en Irak a interrompu les polémiques médiatiques. Mais cela ne signifie pas que MM. Colombani, Plenel et Minc soient tirés d’affaire. Ils font maintenant l’objet d’une suspicion légitime et permanente, dont nous exposons les principales raisons.

Notre « grand quotidien du soir » entre dans sa soixantième année. Il aurait pu croître encore dans l’estime générale, changer au rythme de la société française qu’il exprime d’une certaine manière, l’influencer peu ou prou sans cesser de donner aux lecteurs ce qu’ils attendent d’une publication de ce type : des informations générales, rigoureuses, et des opinions diversifiées. Ceci sans exiger la neutralité (impossible) du regard rédactionnel et l’objectivité (illusoire) des commentaires.

Dès sa fondation, Le Monde fut un journal engagé : Hubert Beuve-Méry était d’une extrême sévérité pour le général de Gaulle, son successeur Jacques Fauvet fit campagne contre Valéry Giscard d’Estaing en 1981, le soutien du journal au Vietcong et aux Khmers rouges fit l’objet de violentes polémiques… Toutes ces prises de position n’empêchaient pas que Le Monde soit considéré comme une institution, indispensable à l’expression démocratique : le « quotidien de la rue des Italiens », comme on disait à l’époque, était engagé pour des motifs explicites, clairement exprimés par ses directeurs successifs, qui avaient tous une haute conscience morale (on disait que Le Monde était un journal « protestant ») et un sens aigu de leurs responsabilités professionnelles.

Ce journal engagé n’était pas un journal de parti-pris, ce qu’il est devenu à la suite de la très longue crise qui a marqué la succession de Jacques Fauvet. La candidature de Jean-Marie Colombani à la direction semblait être l’occasion d’en finir de manière positive avec d’épuisantes luttes internes puisque le candidat promettait le redressement financier et une nouvelle formule rédactionnelle. Comme l’expliquent Pierre Péan et Philippe Cohen, c’est en fait un trio (J-M. Colombani, Alain Minc, Edwy Plenel) qui a pris le pouvoir, imposé une ligne rompant avec les principes mêmes du journalisme et développé une idéologie qui masque la formidable volonté de puissance de l’équipe dirigeante – sans que le quotidien retrouve pour autant sa prospérité d’antan.

L’idéologie-Monde

Au temps d’Hubert Beuve-Méry et de Jacques Fauvet, il y avait un esprit du Monde : il exprimait les valeurs politiques de la gauche, alors dans l’opposition. Nous avons maintenant affaire à un journal sectaire, qui fait campagne contre l’Etat et contre la nation au nom d’une idéologie devenue dominante chez les oligarques de toutes tendances : l’Europe supranationale, l’ultra-libéralisme, le « girondinisme ». Certes, on trouve encore au sein de la rédaction des keynésiens et des patriotes, mais la troïka impose une ligne générale que chacun applique et fait appliquer avec une efficacité d’autant plus grande qu’il y a division du travail stratégique : Jean-Marie Colombani rédige les homélies « bruxelloises », atlantistes et décentralistes ; Edwy Plenel mène les opérations de déstabilisation de l’Etat ; Alain Minc veille à l’apologie du nouveau capitalisme.

Subjectivités

Il faut ajouter à ce trio un quatrième homme, Bernard-Henri Lévy, qui exerce une influence considérable sur la thématique du Monde et sur le système des promotions et des exclusions . Pierre Péan et Philippe Cohen auraient pu aller plus loin dans l’analyse de cette puissance surajoutée. Mais est vrai que le personnage, aussi éblouissant par l’intelligence que talentueux dans la charlatanerie, mériterait qu’on lui consacre un livre entier.

Le cas BHL souligne le poids des subjectivités dans la dérive du Monde. On a beaucoup reproché à Pierre Péan et Philippe Cohen d’avoir raconté l’histoire du père d’Edwy Plenel et révélé celle du père de Jean-Marie Colombani, indépendantiste corse pro-italien à l’époque du Duce. Ils y étaient incités par Edwy et Jean-Marie, qui ont invoqué dans leurs écrits leur fidélité au père – à la différence d’Alain Minc, enfant d’un couple d’admirables résistants communistes, qui a choisi une tout autre voie que ses parents sans les invoquer.

Ces questions de filiation ne sont pas examinées pour satisfaire la curiosité des lecteurs ou pour susciter le scandale mais soulignent ce que nous avions pour notre part négligé : Le Monde n’est pas seulement un appareil idéologique, c’est aussi l’instrument de règlements de comptes personnels et passionnels de deux personnages qui en sont venus à haïr la France et les personnalités qui cultivent d’une manière ou d’une autre l’amour de la patrie.

Volonté de puissance

Les deux auteurs de La face cachée du Monde jettent surtout une lumière crue sur la formidable volonté de puissance de la troïka. Si la haine de la nation française est déterminante dans l’attitude d’Edwy Plenel et de Jean-Marie Colombani, il y a lieu de se demander dans quelle mesure l’idéologie qu’ils véhiculent n’est pas un instrument de pouvoir plus qu’une conviction.

Chez les dirigeants du Monde, la « pensée correcte » a été relativisée par les connivences avec Charles Pasqua, lorsqu’il était aux affaires, et avec Bernard Deleplace, à l’époque où ce mitterrandiste fidèle était le patron du syndicat majoritaire de la police. Ce n’est pas non plus par idéologie que les dirigeants du Monde ont monté leur groupe de presse et participé à diverses montages financiers – parfois assortis de pressions éhontées – que Pierre Péan et Philippe Cohen expose de manière précise dans leur ouvrage. Manifestement, les trois dirigeants cherchent la puissance pour la puissance et, aussi différents soit-ils, s’entendent comme larrons en foire pour « jouir du pouvoir » qu’ils ont conquis de haute lutte.

C’est cette commune jouissance qui explique que la troïka ne se soit pas dissociée après la parution de La face cachée et renforce maintenant les murailles externes et internes de la forteresse assiégée – chacun selon ses capacités : Jean-Marie Colombani fait un tour de France pour récupérer des lecteurs (signe que les choses vont vraiment mal), Alain Minc s’efforce de combler le gouffre financier et Edwy Plenel renforce sa garde rapprochée par le recrutement ou la promotion d’anciens de la LCR.

Cette jouissance du pouvoir n’est pas d’ordre intellectuel. Elle s’obtient pas des actes concrets et quotidiens. Le Monde exerce une influence décisive sur les autres médias, surtout la radio et la télévision qui épousent les conceptions de la troïka – pensons à l’ « information » sur la guerre civile en Bosnie puis au Kosovo. Jean-Marie Colombani et Alain Minc se sont par ailleurs flattés d’avoir fait la propagande d’Edouard Balladur en 1994-1995. Leur journal a assuré la promotion d’Arnaud Montebourg et d’autres personnalités politiques de droite ou de gauche, mais qui correspondent toujours aux normes de la direction. Edwy Plenel, qui continue de se réclamer de Trotsky et qui ose invoquer Péguy, apparaît dans La face cachée moins comme un idéologue que comme un manipulateur fasciné par les territoires de l’ombre : son goût de l’intrigue policière, des services secrets, des coups tordus, des égouts de la politique l’ont amené, comme le montrent Pierre Péan et Philippe Cohen, à participer à des opérations douteuses, à publier des informations non vérifiées, àutiliser sans vergogne des documents couverts par le secret de l’instruction pour nourrir des campagnes calomnieuses. Les trois compères jouissent en outre d’exercer, en compagnie de BHL, de Philippe Sollers et de Josyane Savigneau, papesse du « Monde des livres » une véritable police de la pensée qui s’accompagne de procédés inquisitoriaux.

Etre reconnu comme directeur de l’opinion publique, monter des coups financiers en pratiquant au besoin l’intimidation, porter au firmament littéraire (au moins l’espace d’une saison) des auteurs amis ou publiés par des maisons amies : autant de manières positives de renforcer la puissance du Monde et du groupe de presse constitué par la troïka. Sa jouissance est augmentée par la considération enivrante que portent aux sommités du Monde les géants de l’industrie et les gloires de la finance : la description de Jean-Marie Colombani animant un séminaire de Jean-Marie Messier à New York, au temps de la splendeur de Vivendi, est digne de figurer dans une anthologie de la préciosité ridicule à l’époque de la globalisation.

Tout cela ne suffit pas aux patrons du Monde mondialisé. A la manière des dictateurs modernes, les trois tyranneaux savent que la puissance est d’autant plus respectée qu’elle se fonde sur la peur. Le mot n’est pas trop fort : les campagnes menées contre Edith Cresson puis contre Pierre Bérégovoy, poussé au suicide par la calomnie, l’affaire du prétendu complot « rouge-brun » et surtout le lynchage de Roland Dumas sont autant d’exécutions publiques qui font trembler les puissants. Mieux vaut se faire bien voir, multiplier les attentions, arranger les choses plutôt que de s’exposer à une campagne, à une série de caricatures infamantes, ou, ce qui ne vaut pas mieux, à une censure totale. Cette censure est d’autant plus impressionnante qu’elle s’accompagne de mesures d’exclusions à la télévision et dans des groupes d’édition.

Tout pouvoir a des limites, toute tyrannie, même petite-bourgeoise, est menacée de périr de ses propres excès. Le livre de Pierre Péan et de Philippe Cohen en apporte la preuve, et c’est pour des dizaines de milliers de citoyens une délivrance. Le discrédit politique et moral de la troïka est d’autant plus net que les compères sont pris au piège de leur propre discours. Ainsi, les cyniques donnaient des leçons de morale ! Les spécialistes des opérations opaques exigeaient d’autrui la pleine transparence ! Les héros de l’investigation agissaient au mépris de la déontologie…

Il faut en effet parler au passé. Les hommes du Monde ont beau intenter un procès à Pierre Péan et à Philippe Cohen, les maîtres auto-proclamés de l’ « investigation » sont touchés au vif par une enquête journalistique exemplaire puisqu’ils ont renoncé depuis quelques semaines à leurs « coups », à leurs campagnes diffamatoires, à leurs exécutions publiques. Ils préfèrent se poser en victimes d’une opération de destruction de leur journal. Au contraire, Pierre Péan et Philippe Cohen veulent, par leurs coups de boutoir, que Le Monde retrouve sa vocation initiale et l’estime de ses lecteurs.

***

Pierre Péan, Philippe Cohen, La face cachée du Monde, Du contre-pouvoir aux abus de pouvoir. Mille et une nuits, 2003.

 

Article publié dans le numéro 817 de « Royaliste »- 2003.

 

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