Directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en sciences sociales, Pierre Rosanvallon a consacré une trilogie à l’histoire intellectuelle de la démocratie moderne, examinée successivement sous l’angle du suffrage universel, de la représentation politique et de la souveraineté du peuple.

Ayant suivi avec une attentive sympathie les étapes de cette recherche, nous sommes heureux de présenter le dernier état de cette analyse critique et d’en faire un premier commentaire selon la perspective positive qui se trouve ainsi tracée, à partir des ambiguïtés et des périls que recèle l’inachèvement démocratique.

 

Un peuple « introuvable ». Une démocratie « inachevée ». Sans oublier la monarchie « impossible ». Au vu de ces trois titres, il semble que les travaux de Pierre Rosanvallon soient à inscrire parmi ceux, très nombreux, qui expriment les désillusions de la fin du siècle. Tel n’est pas le cas. Certes, l’exploration méthodique des paradoxes, contradictions, impasses et retournements pervers de nos diverses tentatives démocratiques est dure, parfois cruelle. Mais elle ne conduit pas les lecteurs de Pierre Rosanvallon à se réfugier dans un « vécu » groupusculaire ou à se rallier à la conception minimaliste de ce régime qui serait « le pire à l’exception de tous les autres ».

Au contraire, l’examen méthodique et approfondi des diverses formes de l’inachèvement démocratique produit un effet stimulant. C’est que le manque de démocratie relance sans cesse le désir démocratique – qui s’est affirmé au risque de l’aveuglement dogmatique ou de la passion absolue. De fait, les grands hommes de la démocratie ont à tous égards impressionné leur siècle – qu’il s’agisse de Robespierre, de Guizot, de Blanqui, de Gambetta, de Jaurès, de Louis-Napoléon Bonaparte, de Clemenceau…

Ainsi établie, la liste de ces figures démocratiques paraît bêtement provocatrice et n’importe quel moraliste de médias aura vite fait de trier entre les « gens biens » et les « méchants ».

 

Illusions

Ce tri n’est pas absurde, mais l’opposition aujourd’hui banale entre la démocratie et le totalitarisme – assorti du regroupement sous la même enseigne de la République, de la démocratie et du libéralisme politique -se fait dans la méconnaissance de l’histoire de la démocratie en France. Ces illusions sympathiques nous conduisent aujourd’hui à disserter indéfiniment sur la « crise » de la démocratie sans s’interroger sur la définition de celle-ci, et sur les causes profondes du malaise.

Or le « malaise dans la démocratie », c’est d’abord notre malaise : nous parlons d’un objet énigmatique, et nous affirmons mettre en pratique un concept politique qui fiche le camp par tous les bouts. « Souveraineté du peuple », dit-on ? Mais la souveraineté se fait évanescente et le peuple a été remplacé par les gens. Quant au « gouvernement du peuple », il semble s’effacer devant la gouvernance. Alors, qui saura nous rassurer en nous faisant retrouver les fameux repères ?

Qu’on n’attende pas de Pierre Rosanvallon une relecture consolante des deux siècles de modernité. Parvenus au terme de cet ouvrage savant, tous ceux qui se réclament d’une des grandes familles démocratiques – nous compris -auront perdu leurs illusions et seront conduits à revoir leurs catégories politiques.

 

Imaginaire

Commençons par le récit imaginaire de la Révolution française, si fortement ancré dans les esprits : celui d’une république démocratique qui naîtrait avec la prise de la Bastille et qui trouverait dans la Déclaration des droits de l’homme sa charte fondatrice. On oublie que la monarchie tombe le 10 août 1792. Mais bien peu se sont aperçus qu’il n’y avait pas la moindre référence à la démocratie pendant la première période révolutionnaire. C’est seulement en 1793 que s’affirme le souci d’une démocratie représentative. Théorisée par Condorcet, elle est manipulée par Robespierre qui, comme le montre Pierre Rosanvallon, balance tactiquement entre deux extrêmes : « l’hyperdémocratisme conceptuel » qui considère que la vraie souveraineté du peuple s’exerce dans l’insurrection, et « l’hyperparlementarisme sociologique ». D’où l’incapacité des Jacobins à instituer le politique : la Terreur, c’est l’insurrection sauvage et la dictature des comités.

Thermidor met un terme à cette anarchie violente. Mais le retour à l’ordre ne résout pas la question démocratique. Comme nos actuels gouvernants, les thermidoriens refusent toute théorisation politique, récusents elon les termes de Roederer« l’infernale puissance » de la démocratie et croient terminer la Révolution par une gestion apaisante dans le cadre d’institutions représentatives. Cela sans voir la contradiction entre le libéralisme et la démocratie, que Bonaparte tranchera à sa manière. Voici le césarisme, qui s’impose d’un coup.

 

Radicalités

Cette contradiction entre le libéralisme et la démocratie surprend. S’il n’y avait que cela ! Hélas, le problème démocratique est encore plus complexe.

D’abord parce la démocratie se définit de deux manières. L’une est politique, c’est la souveraineté du peuple. L’autre est sociologique, c’est le processus égalitaire privilégié par Tocqueville.

Ensuite parce que la politique démocratique, point séparable de données sociales (la diversité des groupes, des classes, des familles des individus qui composent le peuple), a pris des formes diverses et opposées qui ont marqué l’histoire du 19ème siècle. Ainsi, Pierre Rosanvallon montre que la Révolution, faute de pouvoir s’institutionnaliser sur le mode de la démocratie représentative, a engendré quatre tentatives démocratiques radicales qui aboutissent toutes à la dissolution de l’aspiration démocratique.

Le libéralisme doctrinaire et capacitaire trouve son expression achevée dans la pensée et dans l’action de Guizot, naguère magistralement étudié par Pierre Rosanvallon. C’est une doctrine qui récuse la souveraineté du peuple et qui conçoit le gouvernement représentatif comme l’expression publique des « capacités » de quelques groupes sociaux. Notre régime parlementaire procède de cette conception,amorcée sous la Restauration et confirmée par la monarchie de Juillet qui s’effondrera faute d’avoir voulu le suffrage universel. Plus profondément, le libéralisme capacitaire aboutit à résorber le politique dans une sociologie.

Le blanquisme est à l’opposé de ce libéralisme frileusement bourgeois. Alors que, à Paris, Guizot doit se contenter d’une ruelle en impasse (une bourgeoise « villa » du 17ème arrondissement), un beau boulevard du 13èmehonore Auguste Blanqui, figure emblématique de l’insurgé. Celui qu’on appelait L’Enfermé (quelque trente années de sa vie passées en prison !) veut que le peuple soit effectivement souverain et qu’il affirme son pouvoir par l’insurrection. Esthétique de l’émeute. Romantisme de la barricade… Hélas, sous la gestuelle héroïque du peuple en armes, perce l’apologie de la violence, le culte du fusil. La lutte politique s’abolit dans la guerre menée contre le gouvernement représentatif, le parlementarisme, le suffrage universel et la démocratie, car la souveraineté du peuple s’établit par la dictature révolutionnaire – qui forgera un peuple conforme à son idéalisation révolutionnaire.

Le gouvernement direct, après 1848, oppose sa vision d’une démocratie pacifique au démocratisme militarisé. Ses théoriciens aujourd’hui oubliés (Victor Considérant, Maurice Rittinghausen) simplifient la politique et la réduisent à une activité légiférante qui se cantonnerait à l’énoncé de grands principes, mis en œuvre par un pouvoir rigoureusement exécutif, fonctionnant à l’économie. C’est déjà l’Etat modeste, que certains théoriciens de la démocratie directe (le philosophe Renouvier) souhaitent voir disparaître. Mais Pierre Rosanvallon montre bien que cette absolutisation du vote conduit à l’extinction du politique.

Le césarisme du Second empire met provisoirement fin à ces rêveries généreuses. Ennemi juré des républicanistes et des libéraux, Louis-Napoléon Bonaparte doit être compté parmi les démocrates. S’en offusqueront ceux qui n’ont jamais étudié le régime impérial. En effet, le bonapartisme présente deux caractéristiques, longtemps contradictoires mais que Napoléon III parvint à réunir : « la foi dans le rationalisme administratif et le culte de la souveraineté du peuple » exprimée par le moyen du plébiscite. Dans ce système, le peuple-un (unanime) est représenté par l’un-peuple, l’homme qui incarne totalement la France et les Français. Dès lors, les libertés publiques sont récusées… au nom de la démocratie. Mais les corps intermédiaires sont reconnus dans la « société civile ». La « démocratie illibérale » dans l’ordre politique s’accompagne d’un libéralisme civil, ce qui explique la séduction exercée par le bonapartisme dans les milieux populaires.

L’aristocratisme républicain nous est mieux connu, de même que sa contestation. On n’y insistera guère ici, sauf pour dire notre accord avec Pierre Rosanvallon lorsqu’il souligne la faculté de résistance de la 3ème République aux délires totalitaires. C’est là un sujet d’étonnement puisque nous venons de voir que la France a connu, au 19ème siècle, toutes les formes de débordements démocratiques. Elles auraient pu engendrer, comme en Allemagne et en Russie, un système parfaitement abominable. Pourtant, au travers d’excès théoriques et d’épisodes effectivement violents, le régime parlementaire s’est durablement installé après la guerre de 1870, a été rétabli à la Libération avant de trouver son relatif équilibre dans le « parlementarisme rationalisé » de la 5ème République.

Ce cheminement point trop malheureux s’explique sans doute par le souci, préservé malgré tout, d’une raison politique et d’une logique de l’institution politique qui sont bien antérieures à la Révolution mais qui travaillent notre modernité démocratique. Cette dynamique historique pourrait expliquer que les contradictions de la démocratie soient surmontées, provisoirement mais de manière somme toute positive.

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Pour en savoir plus, l’œuvre historique de Pierre Rosanvallon :

Le Moment Guizot, Gallimard, 1985.

Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Gallimard, 1992.

La monarchie impossible. Histoire des Chartes de 1814 et 1830. Fayard, 1994.

Le peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France. Gallimard, 1998.

La démocratie inachevée. Histoire de la souveraineté du peuple en France. Gallimard, 2000.

 

Article publié dans le numéro 758 de « Royaliste »- 2000

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