Kirghizstan : quelles priorités pour demain (David Gaüzere)

Mai 12, 2010 | Billet invité

Bichkek, avril 2010

Le nouveau pouvoir kirghiz issu de la Révolution dite des Coquelicots du 7 Avril 2010 impose lentement et non sans peine son autorité sur l’ensemble du pays, alors que face à lui s’expriment les attentes d’une population fatiguée et démunie de tout. Les chantiers du gouvernement provisoire sont immenses et devront bénéficier dans les plus brefs délais d’un soutien indispensable de la communauté internationale pour être menés avec succès.

VERS UNE REPUBLIQUE PARLEMENTAIRE ?

Premier chantier du nouveau pouvoir : Etablir une constitution appelant à l’instauration d’une république parlementaire.

D’après les premiers résultats issus de discussions et d’ébauches menés entre responsables de partis politiques et experts juridiques et constitutionnels rendus publics le 26 Avril dernier, cette nouvelle constitution garantirait une stricte séparation des pouvoirs, diminuerait le poids du Président de la République et augmenterait la place du Parlement dans la vie politique institutionnelle kirghize :

-Le statut du Président de la République serait réduit à un rôle honorifique. Le Président ne ferait que nommer le Premier-Ministre et ne pourrait même plus nommer seul, sans l’aval du Parlement, les grands administrateurs de l’Etat. Son mandat durerait 5 ans et ne serait renouvelable qu’une fois. Sa rémunération ne proviendrait que de son propre salaire. Tout pouvoir de veto lui serait enfin retiré.

-Le Parlement verrait ses pouvoirs renforcés. Le parti majoritaire à la Chambre ne pourrait plus obtenir seul plus de 50 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des sièges, même en cas de majorité absolue.

-Les préfets et les maires seraient élus et siègeraient à la tête de conseils, dont ils ne seraient plus que des porte-paroles.

-10 des 13 membres de la Commission Electorale Centrale, jusque-là choisis par le Président de la République, seraient désormais désignés par des partis politiques et des organisations non-gouvernementales (1).

Il va sans nul doute que le système parlementaire, même s’il est imparfait, reste le mieux adapté à la situation de la Kirghizie du fait de sa situation géographique et historique singulière en Asie centrale.

-L’isolement des vallées kirghizes l’hiver encourage les replis identitaires, mais vulnérabilise davantage chaque vallée qui n’a d’autre recours que le consensus politique pour trouver des débouchés économiques à ses productions. En conséquence, les vallées sont économiquement inter-dépendantes et ne peuvent s’affranchir : L’industrie kirghize se trouve essentiellement dans la Vallée du Tchoui, près de la capitale, au nord du pays ; la culture du coton et l’élevage du ver à soie sont en revanche la spécialité du sud, la Vallée du Fergana, tandis que l’élevage bovin et ovin caractérise les Vallées centrales de Naryn à l’est et de Talas à l’ouest ; l’agriculture céréalière est plutôt concentrée dans les Vallées du Tchoui et de Talas ; le tourisme balnéaire et de montagne imprègnent la marque des rives du Lac Yssyk-Koul. Enfin, chaque région kirghize dépend en électricité de la centrale hydro-électrique de Toktogoul, tandis que la route Bichkek-Och est l’une des rares à relier le nord au sud du pays. Les complémentarités économiques des vallées kirghizes exigent donc un consensus nécessaire sur toute prise de décisions dans le pays. Le nord a besoin des métaux rares, présents dans l’Oblast de Batken et de l’agriculture cotonnière de la Vallée du Fergana pour développer son industrie minière ou textile, tandis que l’agriculture du sud dépend en partie des grands combinats industriels de la Vallée du Tchoui, fabricants de tracteurs, de matériels et d’engrais agricoles divers.

-Les Kirghiz ont une tradition historique « agorique » avec la formation des kurultai, ces grandes assemblées de chefs de tribus (bai) qui, depuis le XVIe siècle, dictaient la coutume (adat) dans l’espace kirghiz, réglaient les différends, choisissaient « électivement » les khans (y compris parmi des femmes) et les déposaient lorsqu’ils devenaient trop ambitieux (manap), afin que tout équilibre politique ne soit pas rompu. Cette tradition de « démocratie directe athénienne » perdure encore aujourd’hui dans l’inconscient kirghiz, lorsque chaque révolution interrompt à un certain seuil la montée en arbitraire du pouvoir précédent.

ENRAYER LA PAUVRETE ET L’ECONOMIE SOUTERRAINE

Second chantier : Décriminaliser, re-nationaliser les secteurs-clé de l’économie.

-Sous les régimes d’Askar Akaev et de Kourmanbek Bakiev, l’économie souterraine était en plein essor à Bichkek et à Och. La profusion de casinos dans la capitale témoigne à elle-seule de la force des réseaux mafieux souterrains. Dans un Etat où le salaire mensuel moyen d’un professeur d’université est de 100 euros, la tentation d’un deuxième emploi non officiel est grande. Enfin, les différences sociales, restées enfouies jusqu’au début des années 2000, s’affichent dorénavant de manière débridée et ostensible. Les fortunes se défont aussi vite qu’elles s’amassent, toutes bâties autour de la concussion, du crime organisé et de tous les trafics qui s’y rattachent et qui gangrènent presque tous les secteurs de l’économie nationale.

-D’autre part, les rares secteurs de l’économie échappant encore au marché de la criminalité, sont entre les mains de sociétés mixtes partagées entre le gouvernement kirghiz et des grands groupes étrangers (joint-ventures).Les sociétés étrangères récoltent ainsi de façon avantageuse les profits tirés des ressources naturelles, dont aurifères, de la Kirghizie et privent l’Etat kirghiz d’une part importante de ses recettes. La compagnie canadienne Centerra Gold Inc. dispose ainsi annuellement de près de 70 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} des revenus du gisement d’or de Koumtor, les Chinois possèdent en des proportions analogues celui de Djeroui, comme l’unique puits de pétrole kirghiz, situé près de Djalal-Abad (2).

-Enfin, la question du partage des terres montre son acuité au moment de chaque grand changement politique (indépendance en 1991, révolutions de 2005 et de 2010), se transformant bien souvent en tensions ou affrontements socio-ethniques locaux (3). De culture nomade, les Kirghiz ont une tradition de gestion collective et publique de la terre et aborrent toute forme de propriété et de parcellisation, étrangère à la tradition de l’adat (la terre y est vue comme un tout, un apanage national). Or, dans les deux principales vallées de Kirghizie, de nombreuses minorités ethniques détiennent des terres et, avec les populations kirghizes sédentarisées de ces vallées, les gèrent différemment (propriété privée, héritage filial partagé et notarié..). Ainsi, le vide institutionnel né de tout changement politique brutal sonne comme une revanche pour les populations semi-sedentarisées et appauvries des Kirghiz de la montagne, avides de terres plus fertiles et riches, sur les populations allogènes et « assimilées » des vallées.

Le nouveau gouvernement provisoire entend redonner de la transparence à l’économie du pays, en instaurant des conseils de direction censés entourer chaque directeur de société publique ou privée kirghize et toute administration publique d’Etat ou locale. Mais, s’il en a le projet, en a-t-il les moyens ? Comment pourra-t-il définir à l’avenir une position plus avantageuse au peuple kirghiz dans ses négociations avec les grandes entreprises étrangères ?

LE SUD… TOUJOURS LE SUD

Troisième chantier du gouvernement provisoire – et des gouvernements suivants – la question du sud aiguise la plupart des esprits dans le pays, mais ne parvient pas à faire l’unanimité de tous. Le sud, rural, conservateur, ouzbékophone et plus islamisé forme depuis toujours une identité à part en Kirghizie.

Quid d’une indépendance ?

Même si une majorité d’Ouzbeks et de Kirghiz méridionauxla réfutent, l’indépendance des régions du sud de la Kirghizie séduit une part non négligeable de la population locale et a ses bastions, ouzbékophones. Les partisans de cette indépendance souhaiteraient établir une seconde entité ouzbèke, dirigée par un régime politique différent et alternatif à la dictature de l’Ouzbékistan voisin. Mais, des divergences profondes demeurent entre les partisans d’une république islamique, nombreux à Ouzgen, et ceux d’une entité ouzbèke démocratique, manifestes à Djalal-Abad. La présence d’enclaves étrangères ouzbèkes et tadjikes dans la partie kirghize de la Vallée du Fergana entrave encore plus toute velléité d’indépendance chez ses partisans.

Cependant, tous les Ferganais – y compris les Kirghiz de la vallée – s’accordent à reconnaître que la population des 3 oblasti (régions administratives) méridionales de Kirghizie forment une « société distincte » du reste du pays, avec ses propres culture et traditions (4).

Quid d’une autonomie et dans quel cadre ?

Le gouvernement provisoire devra donc tenir compte de cette réalité dans ses prochaines négociations avec les pouvoirs locaux. Formant plus de 14 {9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} de la population, les Ouzbeks composent désormais la minorité ethnique la plus importante de Kirghizie (devant les Russes, mieux reconnus) et entendent au niveau local se faire reconnaître des droits linguistiques, culturels et économiques. La question d’une autonomie des régions méridionales devra tôt ou tard être abordée. Mais, si tous la souhaitent localement, le cadre choisi ne fait pas l’unanimité entre la demande d’une simple officialisation de la langue ouzbèke dans les 3 provinces et celle d’une autonomie juridique, culturelle, religieuse, économique et administrative plus large.

METTRE FIN AUX DIFFERENTS PROSELYTISMES RELIGIEUX

Quatrième chantier : Définir une politique cultuelle cohérente dans le cadre d’un Etat laïc, respectueux de toute religion, mais ferme vis-à-vis des activités religieuses illégales, terroristes ou sectaires.

La Kirghizie connaît à l’échelle du monde des bouleversements importants dans le domaine des cultes et des religions. La radicalisation de l’islam et la profusion des nouvelles sectes chrétiennes, néo-protestantes, y sont aussi marquantes et représentent un sérieux défi à surmonter pour les nouvelles autorités. Les nouvelles formes de religiosité sont encore marginales, mais progressent cependant sur le terreau de la pauvreté et des injustices sociales. Ce danger est en outre aggravé en Kirghizie par l’enclavement des vallées. L’islamisme progresse bien dans la Vallée du Fergana, au sud du pays, tandis que le nord du pays se christianise petit à petit sous l’action de sectes protestantes américaines ou coréennes, porteuses autant d’argent, d’emplois que de projets d’évangélisation. Les tensions sont déjà parfois palpables lors d’événements religieux familiaux entre les néo-convertis de chaque religion et les Kirghiz traditionnels, peu islamisés et encore très empreints de chamanisme (5). Par-delà une fragilisation de l’identité nationale, l’apparition de nouvelles pratiques religieuses pourraient d’ici quelques années représenter une menace sur la cohésion territoriale et nationale de la Kirghizie, si des mesures d’encadrement ne sont pas adoptées au plus tôt par le nouveau pouvoir à Bichkek.

Les nouveaux défis ne manquent pas au nouveau gouvernement provisoire, mais Roza Otounbaeva a conscience de l’immensité de sa tâche et de la chance unique, réservées à son gouvernement. La nouvelle équipe en place à Bichkek est rajeunie en moyenne de dix ans, a une plus grande ouverture internationale et une meilleure connaissance des nouvelles technologies de l’information. Les luttes de pouvoir qui pourraient plus tard opposer les nouveaux dirigeants entre eux relèvent désormais de la vie politique traditionnelle partisane et ne sont plus la conséquence d’un jeu de clientèles et de tribus. Les partis politiques, qui ont pris le pouvoir à Bichkek, ont des programmes politiques distincts et des membres dans chaque région du pays, élus avec la mission de défendre dans chaque région la ligne de leur parti. Il est certain que la vie politique kirghize connaîtra encore d’autres soubresauts à l’avenir, car toute démocratie ne peut se construire en un seul jour, mais il va sans nul doute que son processus de maturation et de stabilisation est déjà aujourd’hui bel et bien engagé.

David GAÜZERE

Université Nationale Kirghize J. Balasagyn – CNRS Université de Bordeaux 3

Vice-Président de l’Association des Kirghiz de France et de leurs Amis (AKFA)

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(1)http://www.24.kg/konstitucija2010/72880-proekt-konstitucii-kr-2010-goda.html

(2)http://www.mjtimes.sk.ca/Canada—World/Business/2009-09-24/article-97215/Kumtor-gold-mine-to-fall-short-of-2009-output-guidance,-Centerra-warns/1

(3)Les incidents relatifs à la terre doivent surtout être perçus dans la Vallée du Tchoui comme des phénomènes locaux, relevant davantage des questions sociales que des relations inter-ethniques. Les relations entre Kirghiz et Russes restent bonnes et les mariages mixtes sont nombreux au nord du pays. Par ailleurs, des Kirghiz se sont régulièrement opposés localement sur la question de l’acquisition des terres (opposition classique entre propriétaires et demandeurs).

(4)Dans les jours qui ont suivi sa chute à Bichkek et son repli sur ses terres ferganaises, l’ancien Président kirghiz Kourmanbek Bakiev avait tenté d’utiliser la carte de la « spécificité méridionale » pour conserver son pouvoir dans le sud, à défaut de pouvoir le reconquérir dans le reste du pays.

(5)L’enterrement de parents fait déjà débat dans certaines familles déchirées entre les tenants de la tradition kirghize et les adeptes de nouvelles formes de religiosité, islamistes ou néo-protestantes.

 

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