Ismail Kadaré : « Le Monstre »

Fév 24, 1992 | Chemins et distances

 

Sans doute moins achevé que d’autres ouvrages d’Ismaïl Kadaré, « Le Monstre » frappe par le regard exceptionnellement lucide qui est porté sur la terreur.

Depuis qu’il s’est fait connaître en Europe de l’Ouest, et tout au long de la période communiste, l’auteur d’Avril brisé et de tant d’autres ouvrages majeurs a été souvent considéré comme l’écrivain officiel du régime de Tirana. Les textes que Kadaré a publié après son départ en exil (1) montrent au contraire l’ampleur d’une dissidence morale et politique qui était déjà manifeste dans son Eschyle et qui éclate dans Le Monstre (2), publié une première fois en 1965 et interdit jusqu’en 1990.

De fait, les censeurs de feu Enver Hoxha ne s’y sont pas trompés : Le Monstre mêle les thèmes de la peur, de la vengeance, du complot, de la terreur, et les imprime dans le tissu propre d’une œuvre qui unit le mythe et l’histoire dans une méditation angoissée sur les cycles de la violence. A première vue pourtant, le roman aurait pu être pris pour une apologie de la voie albanaise : cachés dans une étrange construction en bois, mi-fourgon, mi-cheval, des hommes préparent l’invasion d’une ville paisible ; l’un d’entre eux veut tuer à cette occasion la fiancée qu’un étudiant lui a enlevé, et les jeunes amants, Léna et Gent, vivent dans la crainte – elle du jaloux, lui de la silhouette mystérieuse dressée dans la plaine.

Tirana, serait-ce Troie assiégée, et le cheval abriterait-il d’infâmes agents de Moscou ? Ce serait d’autant plus vraisemblable que l’étudiant Gent imagine que Troie fut conquise grâce à la complicité d’un parti pro-grecs qui facilita l’entrée du célèbre cheval dans la ville. Mais si la rêverie peut éclairer l’histoire, ou l’actualité, elle reste mère d’illusion : les hommes du fourgon cultivent le fantasme de l’invasion tandis que la chose qu’ils habitent s’enfonce dans la boue. Complot illusoire ? Peut-être celui-ci, encore que…

Car la machine est bien réelle, familière depuis toujours, terrible dans sa fonction comme l’explique le Constructeur : ce Cheval « aux pieds enracinés dans la mythologie et à la tête projetée vers les temps modernes » est « une machine à semer la terreur, capable de s’adapter à chaque époque pour mettre à profit les angoisses des générations successives ». Le communisme a utilisé cette machine à soupçon, mais la terreur politique que le Constructeur se flatte d’avoir inventé parce qu’elle est « plus totale que n’importe quelle autre » peut s’instaurer à toutes les époques, dans tous les pays, et transcender toutes les techniques, toutes les doctrines, tous les tyrans. Les amants ne sont pas à l’abri de la vengeance, ni les innocents de la violence, et l’effondrement d’un système totalitaire ne nous garantit pas contre la machine à terreur. L’avertissement est d’une inquiétante clarté.

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(1) cf. Ismaïl Kadaré, Printemps albanais, Fayard 1991.

(2) Fayard, 1992.

Article publié dans le numéro 574 de « Royaliste » – 24 février 1992

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