Histoire d’un désenchantement

Juin 1, 1978 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

« Les années orphelines ». Un joli titre qui résume bien l’histoire d’un désenchantement : celui de la génération de Mai 1968 qui, au fil de ces dernières années, a couru d’illusions perdues en espoirs brisés

Tout était pourtant clair, au début : les bons d’un côté, les méchants de l’autre, la Révolution qui va triompher — ou qui triomphe déjà, en Chine par exemple — et la défaite qui plane sur le camp de la bourgeoisie et de l’impérialisme, il n’y avait alors qu’une bourgeoisie de droite — et un impérialisme américain bien entendu. On ne voulait pas connaître la bourgeoisie des apparatchiks et la barbarie de l’autre impérialisme. C’est tellement confortable, parfois, d’être militant !

C’est moins facile, déjà, quand on va sur le terrain. « Voyeur salarié, clochard des Hilton », journaliste en un mot, Jean-Claude Guillebaud dût confronter ses certitudes aux réalités nues. D’où l’inconfort, et la solitude, quand il lui fallait affronter, avec ses impressions toutes fraîches, les théories glacées d’un certain gauchisme militant. Que faire ? Tenir le même langage que la droite « lucide » qui « engrange tous les échecs du tiers-monde non pour s’en désespérer mais avec une obscène jubilation » ? Pas question. Rejoindre un parti ? Impossible, même si l’on regrette parfois sa douce chaleur.

Et puis, très vite, le voile s’est déchiré. Mais comment, et pourquoi ? Souvenons-nous : L’Union soviétique, il n’était pas de bon ton de la critiquer malgré les procès de Moscou et Budapest. Même Soljenitsyne, lorsqu’il commença d’être publié, était mal vu à gauche : Le P.C. n’en faisait-il pas un apologiste du traître Vlassov ? Puis il y eut Prague et « l’extinction définitive des fausses lumières venues de l’Est ». Et l’effondrement, ensuite, de tous les modèles de la révolution mondiale.

L’Amérique latine, Fidel Castro, le Che, Allende ? C’est terminé. « Où sont, en 1978, les Comités Argentine de Base ?» demande Guillebaud.

Le Vietnam ? « Trois ans après la « chute » de Saigon des milliers de vietnamiens sur des jonques incertaines fuient encore vers le golfe du Siam. Quant au Cambodge…

Le « socialisme arabe » ? « A Beyrouth… la complicité stupéfiante entre la Syrie progressiste et les phalanges chrétiennes de Pierre Gemayel — sur le dos des Palestiniens — brouilla d’un coup toutes les consciences.

La Chine ? Après la mort de Mao, il devenait clair que les intrigues pékinoises n’avaient rien à envier aux pratiques « révisionnistes ». Il y eut encore les espérances portugaises, grecques, espagnoles. Mais rien n’a changé au Portugal, mais c’est la droite qui a détruit les « colonels », et « l’Espagne d’après Franco nous a donné plus de leçons qu’elle n’en a reçues de nous ».

Mais pourquoi ce dévoilement ? La foi militante résiste d’ordinaire aux démentis. Soljenitsyne est venu après bien d’autres témoins et martyrs, et le terrorisme du parti intellectuel « terrifie surtout ceux qui veulent bien l’être ». Alors pourquoi ? Pour J.C. Guillebaud, nos dix années orphelines marquent la fin de trois grands manichéismes :

— avec la fin de l’après-guerre, le marxisme, l’URSS et les partis communistes ont cessé d’être identifiés à la résistance contre le fascisme.

— avec la fin de l’ère coloniale, marquée par la défaite américaine au Vietnam, l’impérialisme a cessé de désigner exclusivement les Etats-Unis,

— avec la fin de la guerre froide, les solidarités automatiques n’ont plus de raisons d’être et l’Union soviétique est enfin apparue sous son véritable visage.

Bien conduite, l’histoire de cette désespérance ne débouche ni sur le scepticisme, ni sur le nihilisme. Au contraire, Guillebaud voit dans l’effondrement des mythes révolutionnaristes une « heureuse nouvelle ». Donc point d’amertume dans ce livre. Ni de pessimisme : « voici dix ans, nous parlions sans arrêt de porter l’imagination au pouvoir. Est-ce le moment de pleurnicher parce que devant nous — enfin — la page est blanche ». Reste à savoir ce que nous y écrirons.

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Jean-Claude Guillebaud, Les années orphelines, Editions du Seuil

Article publié dans le numéro 272 de « Royaliste » – 1er juin 1978

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