Chef de la Maison de France, héritier de nos rois, le comte de Paris a consacré sa vie au service de son pays. Depuis le début de son action politique, il a toujours affirmé que les discours et les actions des royalistes ne l’engageaient pas, car la monarchie devait se situer au-delà des partis – y compris des partis royalistes. Nos lecteurs sont donc en droit de se poser la question de savoir si la pensée du comte de Paris correspond aux idées que nous exprimons. C’est pourquoi nous avons été l’interroger et lui donnons ici la parole. Pour notre part, en toute indépendance, nous nous sommes toujours efforcés d’être fidèles à sa pensée et de conformer nos actions aux principes qu’il défend.

Royaliste : Monseigneur, vous avez publié en janvier un nouveau livre, « L ‘Avenir dure longtemps ». Quel écho a-t-il rencontré ?

Comte de Paris : Pour un auteur, il est toujours délicat d’évoquer la carrière de son livre, mais l’intérêt suscité par « L’Avenir dure longtemps » est facilement mesurable. La quasi-totalité de la presse française a publié des comptes rendus ou réalisé avec moi des entretiens, ainsi que de très nombreux journaux étrangers. Les émissions de radio et de télévision qui ont été consacrées à ce livre (je pense notamment à l’émission 7/7 d’Anne Sinclair) ont eu un retentissement important et durable, que j’observe aujourd’hui encore dans le très abondant courrier que je reçois.

Ce retentissement a été d’autant plus grand que la publication de mon livre coïncidait avec l’année du Millénaire et lui servait, en quelque sorte, de préface. « L’Avenir dure longtemps » dit bien que la monarchie est pour moi un projet d’avenir, et non pas un regard nostalgique sur un passé révolu. Mais, pour faire ressentir cette actualité de la monarchie, j’ai voulu relier notre siècle à l’ensemble de notre histoire, et montrer la signification de celle-ci malgré les révolutions et les ruptures que nous avons connues. Je crois que cette réflexion est en train de porter ses fruits, et je constate que le souci que j’exprime dans ce livre, ni dogmatique ni doctrinaire, et pendant cette année du Millénaire, a été compris. Nous sommes en train de retrouver la monarchie dans sa vérité historique, dans ses caractéristiques essentielles, enfin débarrassée de sa légende noire et libérée des apologies naïves. Ce faisant, l’idée fait son chemin dans les esprits.

Royaliste : Pour présenter votre livre ou pour célébrer le Millénaire, vous participez à des colloques scientifiques, à des fêtes populaires, à des réunions dans les universités, à des débats dans des cercles politiques … L’idée monarchique chemine-t-elle de la même manière dans ces différents milieux ?

Comte de Paris : Evidemment non. Dans les media, il s’agit d’un intérêt professionnel pour un idée qui est en train de devenir à la mode. Je constate que nombre de personnalités politiques se posent avec beaucoup d’honnêteté des questions qui rejoignent les miennes en ce qui concerne l’arbitrage, la continuité de l’Etat et, plus profondément encore, la légitimité du pouvoir politique. Lorsque je participe à une fête populaire, je vois des Français heureux de retrouver des traditions qui ont une signification actuelle dès lors qu’on retrouve leur intention première. Par exemple, l’évocation de la révolution communale du 12ème siècle fait ressortir de façon très frappante la nécessité d’un dialogue renouvelé entre les citoyens et un pouvoir capable de garantir leurs droits individuels et collectifs. Quant aux étudiants, je crois qu’ils ont plaisir à entendre un langage exempt de toute démagogie et très éloigné des habituels discours de propagande.

Je me refuse en effet à concevoir le Millénaire comme une opération de propagande, dans laquelle seraient oubliés ou dénigrés les deux derniers siècles de notre histoire. Pour l’Etat, comme pour moi, le Millénaire est la fête de l’unité, un moment privilégié de notre histoire où les Français peuvent dépasser leurs divisions pour mesurer la grandeur et la richesse de leur héritage commun. Alors que l’histoire de notre pays a été trop souvent regardée comme celle de la lutte d’une moitié de la France contre l’autre moitié, il y a aujourd’hui un réel désir d’unité. Il faut s’en féliciter, mais surtout veiller à ce que ce désir se développe et s’affirme.

Royaliste : Les événements politiques que nous vivons depuis mars 1986 (la coexistence, le nouveau rôle du Président de la République) favorisent-ils cette réflexion sur la monarchie ?

Comte de Paris : Sans aucun doute. Il y a dans l’actualité des éléments de réflexion qui me paraissent tout à fait importants. Les Français ont voulu cette situation de coexistence, et il faut se réjouir de cette nouvelle relation entre les pouvoirs. Ils approuvent l’attitude du Président de la République, qui est plus conforme qu’autrefois à sa vocation arbitrale. L’expérience que nous vivons a permis de révéler des ressources inexploitées dans notre Constitution et il est clair que l’esprit monarchique de nos institutions s’est encore affirmé. Mais cet incontestable progrès ne peut nous faire oublier les contradictions et les manques. Comme je l’explique dans mon livre, notre système institutionnel ne peut résoudre la question de la rivalité entre le Président de la République et le Premier ministre : la coexistence s’inscrit dans une perspective électorale qui la limite et en affaiblit la portée. L’Etat souffre de cet élément d’instabilité et la vie du pays est affectée par ce conflit latent entre les deux pôles du pouvoir exécutif. D’autre part, nous continuons de vivre sous le signe de l’éphémère. Le pouvoir politique, dans ses différentes composantes, a très peu de temps pour agir – et encore moins pour réfléchir. Pour le chef de l’Etat, le septennat est trop court. Et le gouvernement est contraint de prendre des mesures hâtives, donc mal préparées et souvent brutales qui augmentent les risques d’erreurs et d’échec.

Il faut donc préserver notre acquis institutionnel, mais aller beaucoup plus loin dans la voie qui a été tracée par le général de Gaulle puis par François Mitterrand. Il s’agit d’installer le chef de l’Etat dans son rôle arbitral en le libérant de la logique électorale qui l’oblige à être l’homme d’un camp puis un candidat en puissance : les Français doivent pouvoir se retrouver autour d’un homme indépendant de tous les groupes politiques et sociaux. Il s’agit d’inscrire cet arbitre dans la durée, de donner au chef de l’Etat la permanence qui lui manque aujourd’hui : le projet de la nation, dans tous les domaines où il doit s’affirmer (diplomatique, social, économique) a plus de chances de se réaliser si le chef de l’Etat veille sur sa continuité. Notre Constitution tend à la monarchie. Il faut faire comprendre la réalité de ce mouvement et l’urgence de cet aboutissement.

Royaliste : Les idées de permanence et d’indépendance du chef de l’Etat sont aujourd’hui bien admises, En revanche, la succession héréditaire représente, aux yeux de beaucoup, un obstacle. Comment concilier ce mode de transmission du pouvoir et l’esprit d’égalité qui marque profondément notre société ?

Comte de Paris : D’abord, il faut souligner que la règle de succession ne crée pas un privilège. L’héritier de la tradition dynastique reçoit une charge, au sens le plus fort de ce terme, qui lui donne l’obligation de rendre service à la communauté tout entière: comme le disait Maurice Clavel, le roi est le dernier serviteur de tous.

Il y a lieu, ensuite de rappeler notre expérience historique. Sans principe de succession héréditaire, la France n’aurait pas existé. Après l’élection d’Hugues Capet, la nécessité de la continuité s’est imposée, qui a conduit les rois de France à associer leur fils aîné au trône de leur vivant puis à instituer la loi non écrite que nous connaissons. De père en fils, le projet capétien a été repris et développé et c’est ainsi que notre pays s’est progressivement constitué. La transmission héréditaire du pouvoir est donc un résultat empirique, et non pas un décret imposé a priori, et cette expérience utile vaut pour les sociétés traditionnelles comme pour la société moderne. N’oublions pas en effet que nombre de régimes européens sont monarchiques et que le principe héréditaire ne provoque aucune difficulté intellectuelle, politique ou psychologique. Dans des pays aussi différents que l’Espagne et la Hollande, la succession héréditaire a été maintenue et demeure appréciée en raison de son utilité : elle permet de faire ressentir la continuité historique et l’unité du pays, non par des théories mais grâce à un symbole vivant qui assure, par sa présence même, le bon fonctionnement du système démocratique. De fait, la monarchie héréditaire comble les manques que je soulignais tout à l’heure : elle permet la représentation du bien commun, assure au chef de l’Etat une pleine indépendance qui est nécessaire à sa vocation arbitrale et donne au pouvoir politique une humanité que nos voisins européens apprécient. Disant cela, je n’oublie pas les inconvénients de l’hérédité. Mais ils peuvent être compensés par des dispositions constitutionnelles lorsque, par exemple, l’état de santé du prince héritier le rend inapte à sa fonction.

Royaliste : Vous souhaitez depuis très longtemps réconcilier la tradition monarchique et la tradition républicaine. Pourquoi et comment ?

Comte de Paris : Il y a eu entre ces deux traditions un combat violent et dogmatique, lorsque des partisans se sont approprié l’héritage intellectuel et politique de la Maison de France en la réduisant à un rôle de pure figuration. En condamnant l’Action française, nous avons, mon père et moi, mis un terme à cette situation qui avait abouti à faire de l’idée monarchique un instrument de guerre civile. La tradition monarchique a ainsi retrouvé sa vocation essentielle, qui est l’unité. Quant à la tradition républicaine, elle a considérablement évolué. Nous ne sommes plus au temps de Robespierre. Les institutions républicaines sont aujourd’hui profondément influencées par les principes capétiens et l’idée de République se confond avec celle d’Etat de droit. Une synthèse est donc possible, qui permettrait à la monarchie de mieux garantir l’Etat de droit et, par conséquent, le régime démocratique.

Royaliste : Mais le bicentenaire de 1789 ?

Comte de Paris : Je souhaite qu’il se déroule dans un esprit d’unité. Nous avons vécu des tragédies, qu’il faut maintenant assumer en retenant des évènements passés leur part positive, constructive. La démocratie moderne (le principe de la représentation nationale, le suffrage universel) est aujourd’hui indissolublement liée à notre tradition nationale. Il faut défendre cet acquis contre les totalitarismes de droite et de gauche, et veiller à ce qu’il soit sans cesse enrichi. Je propose depuis longtemps de développer et d’élargir la démocratie afin que tous les citoyens puissent participer plus activement aux affaires du pays. La monarchie capétienne favoriserait ce mouvement qui est conforme à sa tradition et à sa vocation. Son rôle n’est pas de détruire, mais d’accomplir. La France est la fille de la Monarchie et de la Révolution de 1789. Je souhaite qu’elle ait de beaux enfants.

Royaliste : Vous affirmez souvent votre intention de consolider et d’élargir la démocratie. Comment réaliser ce projet ?

Comte de Paris : J’ai dit tout à l’heure que la monarchie était inséparable de la démocratie. Cela se vérifie historiquement puisque, en 1789, Louis XVI préside à l’installation de ce régime que la monarchie portait en elle. Les droits de l’homme sont antérieurs à la Révolution puisqu’ils procèdent du message chrétien et les historiens du droit montrent qu’ils ont été affirmés par les rois de France, selon l’esprit et les nécessités de leur temps. La Révolution française les proclame solennellement et tente d’établir une représentation nationale qui manquait à notre pays. Il n’y avait donc pas d’incompatibilité entre la monarchie et la démocratie naissante, et la chute de la monarchie ne s’est pas traduite par un progrès dans la démocratie. Au contraire, le nouveau régime s’est trouvé privé de stabilité, d’arbitrage, et de principe de légitimité : d’où l’angoisse des dirigeants, qui est une des principales causes de la Terreur. Comme vous le savez, c’est la Restauration, si mal nommée, qui instituera une représentation nationale et commencera de poser les principes du régime parlementaire. Encore une fois, celui-ci se dégradera et se pervertira en l’absence du pouvoir arbitral incarné par le roi.

J’ai tenu à souligner une fois encore ces points d’histoire afin qu’on cesse de réfléchir selon les oppositions artificiellement créées et entretenues par les idéologues des deux bords. Mais je n’oublie pas les progrès accomplis par la République – le suffrage universel – et depuis l’adoption de la Constitution de la 5ème République. Dès 1958, j’ai souhaité que le Président de la République soit élu au suffrage universel et je me suis félicité que l’Etat retrouve son autorité, sa dignité et une indépendance relative. De même, je me félicite que notre Constitution fasse l’objet d’un très large consensus et que la démocratie ne soit plus guère contestée – sauf par quelques groupes extrémistes. Ce n’était pas le cas il y a vingt ans !

Dès lors, faut-il se satisfaire du régime dans lequel nous vivons ? Ce serait oublier que notre démocratie demeure fragile, et encore trop formelle. Le Parlement tend à devenir une simple chambre d ‘enregistrement de lois qui sont faites par le pouvoir exécutif. Les manifestations lycéennes et étudiantes de décembre 1986, les longues grèves que nous connaissons, montrent que le gouvernement agit sans consultation préalable des intéressés. Chaque consultation électorale laisse un goût amer parce que les partis en compétition sont de moins en moins à l’écoute des citoyens. La renaissance de l’extrême droite est la conséquence, très angoissante, de cet état de fait.

Il faut donc élargir la démocratie, et ceci d’une double manière. D’une part, le pouvoir indépendant et arbitral que je souhaite permettrait au gouvernement de jouer pleinement son rôle, selon ses attributions constitutionnelles. Au lieu de mener une double vie de gestionnaire et d’adversaire du chef de l’Etat, le Premier ministre pourrait se consacrer à sa tâche, sans craindre à tout instant une manœuvre de l’Elysée. L’action gouvernementale gagnerait en sérénité et en efficacité car il aurait plus de temps pour agir. Les droits du Parlement se trouveraient par conséquent mieux respectés. D’autre part, il faut instaurer un nouveau mode de relation entre le pouvoir et le peuple comme je l’ai expliqué dans mon Bulletin et dans mes livres. Cela suppose une meilleure information des citoyens et la mise en place de nouveaux moyens d’expression et de participation. Tels sont les vœux que je forme, dans la fidélité à la tradition millénaire de la monarchie capétienne.

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 475 de « Royaliste – 8 juillet 1987

 

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