Guerre civile russe : pourquoi les Blancs ont perdu

Mar 3, 2018 | Chemins et distances

La prise du pouvoir par les Bolcheviks en octobre 1917 n’impliquait pas nécessairement leur victoire contre les armées blanches. Jean-Jacques Marie examine toutes les causes de la défaite des Blancs, au terme d’une épouvantable guerre civile.

Toutes les guerres civiles sont impitoyables mais celle qui ensanglante la Russie de 1917 à 1920 mérite la première place, ex aequo avec la guerre civile espagnole, parmi toutes celles qui se sont déroulées au siècle dernier. Dans l’immense territoire qui englobe la vieille Russie, la Sibérie et l’Asie centrale, tous les partis civils et militaires font assaut de férocité et partagent les mêmes souffrances – le froid, la faim, et toutes celles infligées par la destruction des liens sociaux. La guerre civile russe est un gigantesque chaos, provoqué par la conjonction de luttes sociales et nationales, de conflits ethniques et de massacres antisémites. Elle ouvre classiquement la voie aux interventions étrangères – allemande, japonaise, française, britannique, polonaise. Elle paraît simple – les Rouges contre les Blancs – mais c’est une illusion rétrospective nourrie par les propagandes.

L’identité des Blancs est en elle-même problématique. Les Bolcheviks les décrivent et les dénoncent comme des tsaristes évidemment réactionnaires. Ce n’est pas complètement faux mais Jean-Jacques Marie met beaucoup de couleurs dans le tableau. Les chefs blancs – Denikine, Wrangel, Koltchak – et de très nombreux officiers sont monarchistes mais ils méprisent ou détestent les dirigeants du Parti constitutionnel-démocrate qui ont joué un rôle décisif dans la Révolution de Février – surtout Rodzianko, ancien président de la Douma. Il faut aussi compter parmi les Blancs des sociaux-démocrates mencheviks, des socialistes-révolutionnaires de droite, des républicains comme le général Kornilov, sans jamais oublier que les alliances entre les groupes politiques sont fragiles et les haines tenaces. De fait, les généraux blancs refusent de se prononcer sur la nature du régime à restaurer ou à instaurer et déclarent s’en remettre à l’Assemblée constituante sans qu’on sache s’il s’agit de l’assemblée élue en novembre 1917 et dissoute par les Bolcheviks le 6 janvier 1918 ou s’il y aura de nouvelles élections.

Du point de vue militaire, la victoire des Blancs était possible. Leurs armées sont mal coordonnées, la corruption et la bureaucratie règnent à l’arrière des fronts, les chefs se jalousent, mais les troupes de Rodzianko sont à sept kilomètres de Petrograd en juin 1919 – elles sont alors trop faibles pour prendre la ville – et Ioudenitch s’en approche encore en octobre de la même année. Les offensives en direction de Moscou permettent la conquête de vastes territoires mais échouent pareillement. Les Rouges et les Blancs sont par ailleurs aux prises avec de très nombreuses insurrections paysannes, tantôt dirigées contre les communistes qui réquisitionnent les vivres, tantôt contre les Blancs qui représentent les propriétaires terriens et l’ancien ordre politique, très souvent contre les Juifs, surtout en Ukraine.

S’interrogeant longuement sur les causes de la défaite des Blancs, Jean-Jacques Marie passe en revue toutes les explications données par les acteurs et par les historiens. L’échec des armées blanches n’est pas dû à l’attitude des Alliés, très déterminés dans leur opposition aux Rouges, ni au jeu trouble des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Sur le terrain, l’Armée rouge combat avec des effectifs souvent moins nombreux que ceux des Blancs – mais avec un moral nettement supérieur. Le manque de coordination des armées blanches, qui est flagrant, ne résulte pas seulement des rivalités entre généraux mais surtout de l’incapacité des chefs à réaliser une union nationale. Jean-Jacques Marie cite Denikine : « Les divergences sociales, de classe, et même tribales, approfondies et aiguisées par la révolution, jetèrent vite un épais brouillard sur l’idée nationale russe, qui avait commencé à s’éveiller ».

La question institutionnelle est laissée en suspens et les Blancs n’ont pas de programme social – la réforme agraire étant renvoyée à la future Constituante. Non seulement les Blancs ne peuvent mobiliser la paysannerie, attachée au partage des terres, mais celle-ci subit les pillages et les crimes qui jalonnent le passage des Blancs. D’une manière plus générale, ces armées d’officiers méprisent le peuple et ne comprennent pas que les Rouges sont portés par la vague immense des ressentiments et des haines accumulés pendant des siècles. La conclusion de Jean-Jacques Marie est sans appel : « Les Blancs étaient (…) pour l’essentiel des nostalgiques de l’ordre économique, social et politique qui s’était effondré en 1917 et qu’ils aspiraient globalement à rétablir, au prix éventuel, pour certains, de quelques aménagements. Ils apparaissaient dès lors à la masse de la population, en grande partie paysanne, comme des restaurateurs de cet ordre fracassé ».

L’aveuglement politique des Blancs, incapables de mener une révolution patriotique, politiquement libérale et socialement redistributrice contre les Bolcheviks, est à inscrire dans la longue chaîne des tragédies dont la Russie fut accablée.

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(1) Jean-Jacques Marie, La guerre des Russes blancs, 1917-1920, Tallandier, 2017.

 

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