Genèse de l’Etat moderne : l’Angleterre

Déc 19, 2004 | Res Publica | 1 commentaire

Docteur en histoire des religions et en théologie, Bernard Bourdin est maître de conférences en histoire du christianisme moderne et contemporain à la faculté de théologie de Lille. Dans un ouvrage qui vient d’être publié, il analyse l’absolutisme anglais à la lumière de la controverse théologique et politique entre Jacques Ier et le cardinal Bellarmin.

Face au pontificat romain, l’Angleterre s’affirme alors comme nation indépendante et Etat souverain par des chemins différents de ceux suivis par les Capétiens.

 Dans sa conception naïve, toujours largement répandue, la monarchie de droit divin évoque l’absolutisme de Louis XIV, la puissance ecclésiastique et la soumission de la France, fille aînée de l’Eglise, à l’autorité pontificale. Les philosophes et les historiens du droit ont souligné la complexité de la notion de droit divin et la diversité de ses usages. Ils ont aussi montré comment le « très chrétien » roi de France avait affirmé son indépendance à l’égard de la papauté dans un dur conflit…

Attentifs à l’invention de la nation française, nous négligeons nos voisins européens et plus particulièrement l’histoire anglaise antérieure au 18ème siècle. Or la voie de l’Angleterre vers la souveraineté étatique explique, tout autant que la nôtre, le mouvement de l’histoire dans l’Europe moderne – tant il y a de prolongements, théoriques et pratiques, au conflit qui oppose Londres et Rome.

Ce conflit se déroule sur une scène violente. Par la volonté d’Henri VIII, l’Angleterre est devenue schismatique par les Actes de 1533 et 1534 et Elisabeth Ière, « gouverneur suprême de l’Eglise » a confirmé la suprématie royale en 1559. Les deux souverains agissent selon le principe, commun à la France et à l’Angleterre, du roi « empereur en son royaume » mais les Anglais en tirent la conséquence que le roi doit être le chef de l’Eglise – sans que Henri VIII et Elisabeth Ière rejoignent cependant le camp des Réformés.

A la mort de la reine Elisabeth (1603), Jacques VI d’Ecosse devient Jacques Ier d’Angleterre. Fait rare dans l’histoire européenne, le nouveau roi est un penseur de premier ordre, qui a déjà longuement réfléchi à la question du pouvoir politique dans un climat troublé par les luttes religieuses. Soucieux de paix civile, Jacques Ier fait preuve d’une prudence décevante pour les catholiques qui organisent contre lui trois complots : les Bye Plot et Main Plot de 1603 et surtout le Gunpowder Plot (Complot des Poudres) du 5 novembre 1605 qui échoue et provoque une ferme répression assortie de l’imposition d’un serment de fidélité à la Couronne. En foi de celui-ci les catholiques loyalistes reconnaissent la légitimité du roi Jacques, dénient au pape le pouvoir de déposer le roi ou d’autoriser un prince étranger à envahir son royaume, refusent toute sentence d’excommunication de leur souverain – qui ne les délierait pas de leur serment de fidélité.

On comprend que le pontife romain considère la réaction du roi Stuart comme une provocation. Mais il ne s’agit pas d’un simple conflit de pouvoirs. Avec Bernard Bourdin (1), il faut étudier la bataille théologique et politique qui s’engage entre Rome et Londres selon la logique du monothéisme biblique : l’institution d’une dualité de pouvoirs crée une tension dialectique entre le spirituel et le temporel qui trouble gravement la période médiévale et produit ses effets violents à l’aube de la modernité. Cette violence est d’autant plus forte que les guerres de religion ont détruit l’unité catholique. Aux fureurs des guerres civiles, aux complots et aux attentats, les monarques français et anglais réagissent, à des moments différents, par le renforcement de leur autorité et par l’affirmation du pouvoir étatique. C’est après l’assassinat d’Henri IV et la Fronde que notre pays connaîtra son moment absolutiste. En Angleterre, la doctrine de l’absolue souveraineté s’énonce et se manifeste concrètement dès le début du 17ème siècle, dans le conflit avec Rome et dans la controverse avec les théologiens papistes.

Dans les deux royaumes, l’affirmation de l’Etat n’est pas séparée des débats théologiques et ecclésiologiques. Le gallicanisme est la réplique française, somme toute modérée, à la puissance romaine. Beaucoup plus rude est l’affrontement entre le cardinal Bellarmin, défenseur du Siège romain, et Jacques Ier, qui rédige lui-même ses thèses (2) sur le droit divin des rois et le statut de l’Eglise.

Jésuite savantissime, controversiste réputé, le cardinal est dûment mandé par le pape pour réfuter les principes énoncés dans le serment de fidélité au roi anglais. L’enjeu porte sur la distinction des domaines temporel et spirituel, qui procède de la parole du Christ enjoignant de rendre à César ce qui César, et à Dieu ce qui est à Dieu.

En bon disciple des scolastiques, Bellarmin n’est pas partisan de la doctrine théocratique, qui attribue au pape un pouvoir direct sur les rois. Le cardinal se tient dans une position médiane, celle d’un pouvoir indirect des papes sur les affaires temporelles. Cela ne signifie pas que le pape puisse commander aux rois dans l’ordinaire des jours mais il doit intervenir chaque fois que le salut des âmes est menacé – car le Salut est la finalité ultime qui prévaut sur le souci politique du bien commun. Mais l’autorité du roi est expressément défendue, car elle vient de Dieu au roi par la médiation du peuple selon la doctrine thomiste (3). Cependant les rois qui deviennent hérétiques (en violation de la promesse faite lors de leur sacre qu’ils « soumettront leur sceptre au Christ ») peuvent être excommuniés, voire déposés par le pape qui a le pouvoir de délier les sujets de leur serment de fidélité.

Comme le cardinal récuse le tyrannicide, ce prince de l’Eglise est un modéré qui n’est pas modérément papiste. Son interprétation du message évangélique n’est pourtant pas à l’abri de toute critique. Bernard Bourdin note que « l’Ecriture n’attribue pas explicitement de fondement au pouvoir indirect du souverain pontife ». Par ailleurs, le cardinal néglige (tout autant que le roi) la médiation populaire ; dès lors, les sujets sont écartelés entre le devoir d’obéissance au roi et les condamnations pontificales.

La position de Bellarmin est somme toute défensive : il veut restaurer une unité religieuse qui a été brisée, alors qu’une souveraineté étatique est en train de s’édifier contre le catholicisme mais sans rompre avec la catholicité – avec la vocation universelle (kato lou) de la foi chrétienne.

L’argumentation de Jacques Ier se fonde sur la théologie chrétienne et sur le Premier Livre de Samuel (8, 10-20) pour ce qui concerne l’institution de la monarchie. L’Ancien Testament se prolonge dans le Nouveau et la lecture théologique se transforme selon un procédé discutable en affirmation juridique quant à la légitimité du pouvoir royal.

Le souci du roi est politique : il veut conforter l’unité du royaume en rapprochant les thèses puritaines et catholiques de celle de l’Eglise d’Angleterre, ce qui rendrait possible l’intégration des minorités religieuses dans le royaume. Sa conception de « l’absoluité » (4) du pouvoir procède de la théorie du droit divin direct et de la doctrine des deux règnes : celui du Christ, souverain universel et invisible régnant le corps mystique de l’Eglise ; celui du monarque, souverain visible et particulier régnant sur le corps politique de l’église du royaume – nationale selon notre terminologie.

Bernard Bourdin éclaire magistralement la complexe démonstration jacobéenne au terme de laquelle le roi d’Angleterre affirme la supériorité du roi sur la loi, le caractère injustifiable de la rébellion populaire (seul Dieu peut juger le monarque) et le devoir d’obéissance au pouvoir à la fois ecclésiastique et politique qui garantit l’unité de la société.

Le montage jacobéen paraît solide : l’institution monarchique est située dans le droit fil de la tradition biblique, l’autorité royale est proclamée irrécusable, mais le pouvoir n’est pas arbitraire dans le mesure où Dieu est le garant de l’éthique du souverain et limite sa puissance – tout entière ordonnée au bien du peuple et du roi.

Bernard Bourdin souligne les postulats et éclaire les paradoxes de la doctrine royale. Contre l’augustinisme politique qui nourrit les prétentions des papes du Moyen Age à l’intervention dans les affaires temporelles, contre les presbytériens qui subordonnent le roi aux pasteurs, Jacques Ier invoque son droit divin pour affirmer contre le pape la pleine souveraineté, « sans pour autant dissoudre la dimension religieuse de la condition politique ». L’obéissance civile fonde la liberté spirituelle de chaque personne (et réciproquement) tandis que le religieux limite l’exercice du pouvoir politico-ecclésiatique : point de totalitarisme mais une logique modératrice au cœur de l’absoluité.

Malgré la virulence de la controverse avec Rome, Jacques Ier ne rejette pas la primauté du pape – à condition que celui-ci soit le ministre dévoué de l’Eglise, qu’il respecte la souveraineté des rois et l’existence des églises nationales. Le rôle pastoral du pape n’est pas contesté, et la dualité des pouvoirs spirituel et temporel n’est pas abolie.

Il est vain de marquer ses distances avec la doctrine jacobéenne du droit divin : l’absolutisme anglais prend fin avec la décapitation de Charles Ier, le 30 janvier 1649 et la monarchie restaurée en 1660 s’oriente progressivement vers le régime parlementaire. Mais il importe de mettre en évidence le rôle joué par Jacques Ier dans l’histoire de l’Etat moderne : le droit divin direct établit une souveraineté politique extérieure à l’ordre catholique-romain ; la controverse entre le monarque anglais et le cardinal Bellarmin démontre qu’il n’est plus possible de « fonder un ordre politique sur une vérité théologique indiscutable ». Ce qui ne signifie pas que le problème théologico-politique soit résolu…

***

(1) Bernard Bourdin, La genèse théologico-politique de l’Etat moderne, Presses Universitaires de France, 2004. 32 €. Les citations sont tirées de cet ouvrage.

(2) Bernard Bourdin prépare une édition critique du Traité des libres monarchies (à paraître aux Publications de l’Université Paul Valéry – Montpellier III).

(3) Cf. Bernard Bourdin, La théologie politique chez saint Thomas, in Aspects de la pensée médiévale dans la philosophie politique moderne, sous la direction de Yves-Charles Zarka, PUF (1999).

(4) L’auteur préfère ce terme à celui d’absolutisme, qui prête à maintes confusions.

Article publié dans le numéro 850 de « Royaliste – 2004

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1 Commentaire

  1. Wenzel Eric

    Permettez-moi simplement d’en ajouter quant à l’importance de la pensée de Bellarmin dans l’histoire des idées politiques. Si, très personnellement, je n’ai guère d’atomes crochus avec cet « ultramontain », qui, il est vrai, détonne vers 1600 à ne pas proposer de doctrine dite tyrannicide, en fait « monarchocide », ses réflexions sur la nature du tyran sont d’une actualité brûlante.
    Parmi ce qui fait un tyran, on peut en effet noter : qu’est tyran celui qui empêche les matières et formations intellectuelles pour ses sujets (notre société, foi d’universitaire, semble toute tyrannique sur ce point) ; qu’est tyran aussi celui qui fait une guerre d’agression à une nation étrangère sans raison valable (tout ressemblance avec notre histoire récente semble absolument faite exprès…).
    Bien à vous tous,
    Eric Wenzel