Gauche : le débat caché (1983)

Fév 17, 1983 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Les joutes électorales ont beau être toujours identiques, il est difficile de se résigner à la médiocrité, voire à la pure inanité des arguments échangés. Quand M. Chirac accuse la gauche de pratiquer une politique de « régression sociale », quand M. Quilès qualifie ce propos de « véritable escroquerie », les spectateurs ne s’en trouvent pas plus avancés.

Bien au contraire, plus l’échéance se rapproche, plus le brouillard se répand. La droite, après avoir évoqué la possibilité d’élections législatives anticipées, tient maintenant des propos beaucoup plus sages qui lui permettront de « ratisser » encore plus large et de tirer, quoi qu’il arrive, son épingle du jeu. Quant à la gauche, tout en parlant haut et fort, elle entendait faire silence sur ses intentions réelles pour la période post-électorale. Ainsi, les partis rivaux ont au moins une attitude commune : loin de concevoir la campagne pour les municipales comme l’occasion d’un grand débat public, ils la pensent et la vivent comme une guerre de conquête ou de reconquête, dans laquelle les mieux masqués auront plus de chances de gagner citadelles, fiefs et bastions.

« NE PAS LE DIRE »

Heureusement, Edmond Maire est venu troubler le jeu par des déclarations édifiantes à deux points de vue. Le dirigeant de la CFDT a démontré qu’un gouvernement socialiste n’agissait pas autrement, face à l’opinion, que les gouvernements de la droite : sous Giscard, un ministre (1) écrivait que la formule maîtresse était « il ne faut pas le dire ». La gauche semble appliquer à la lettre ce précepte, quelque peu méprisant pour ceux qui lui ont accordé sa confiance. Mais surtout, en déclarant sur le perron de l’Elysée que « l’hypothèse d’un deuxième plan de rigueur doit être maintenant envisagée », Edmond Maire a révélé le débat jusque-là secret qui agite la gauche, donnant à penser que, selon une tradition aussi ancienne que critiquable, les lendemains électoraux pourraient être rudes. A peine le gouvernement et le Parti socialiste étaient-ils remis de ce « mauvais coup » que Michel Rocard, sortant de sa réserve, venait à son tour troubler les esprits. Offensive concertée ? Itinéraires paralèlles ? Plutôt que de tenter de le deviner, il importe de réfléchir aux thèses avancées par les représentants de deux «sensibilités» importantes à gauche.

Le secrétaire général de la CFDT a raison d’insister (2) sur le renforcement nécessaire de la solidarité, face à la dissolution des liens sociaux et à la division de la société entre les travailleurs protégés (par leur statut, par les attitudes corporatives) et ceux qui ne le sont pas. La politique de justice fiscale et de partage du temps de travail qu’il préconise est certes indispensable. Mais il faut cependant se demander si ces mesures techniques seront suffisantes car la question du lien social est avant tout politique : elle concerne la relation entre le peuple et le pouvoir, la capacité de celui-ci à incarner l’ensemble de la nation et à indiquer un projet commun. Sinon toute réforme, aussi judicieuse soit-elle, provoquera les habituelles manifestations d’égoïsme.

NATURE DU « ROCARDISME »

Du moins Edmond Maire pose-t-il clairement un certain nombre de questions. Michel Rocard semble au contraire se mouvoir avec plaisir dans l’incertain. Les déclarations qu’il a faites à « L’Expansion » (3) sont évidemment inspirées par des considérations stratégiques : le ministre du Plan pense aux prochaines présidentielles et cherche à parfaire son image de socialiste compétent et modéré. Mais la véritable nature du « rocardisme » demeure mystérieuse. A lire Michel Rocard, il semble que celui-ci souhaite une transformation des « appareils verticaux » (Etat, organisations syndicales, administration) frappés d’une « crise de légitimité ». Propos intéressant, qui demeure pourtant trop flou pour donner lieu à débat. De même, en économie, le ministre du Plan propose des réformes utiles dans l’entreprise, dans le système bancaire et, pour le reste, une gestion rigoureuse, mais sans que ces idées louables paraissent s’inscrire dans un véritable projet de société. En revanche, Michel Rocard n’hésite pas à affirmer nettement sa conviction dans le domaine des échanges internationaux. Comme Edmond Maire, il est hostile à tout « protectionnisme » et estime qu’une baisse du pouvoir d’achat est préférable à celui-ci pour équilibrer la balance des paiements. Cette réaction pour une fois vigoureuse donne une indication précise sur la pensée rocardienne : en agitant la fausse menace de mesures de rétorsion de la part de nos partenaires (de telles mesures leur seraient plus nuisibles qu’à nous), en négligeant le fait qu’une politique de protection temporaire et limitée à certains secteurs ne signifie pas l’autarcie mais un rééquilibrage nécessaire de nos échanges, le ministre du Plan ne se place-t-il pas dans une perspective « mondialiste » ?

Si telle est la conviction de Michel Rocard, il importe de bien mesurer ses conséquences. Maintenir la France dans la logique du libéralisme économique, c’est accepter la soumission de notre pays à la loi du capitalisme multinational. Cela signifierait que nous renoncerions à exister par nous-mêmes, que nous perdrions toute possibilité de maîtriser notre niveau et notre qualité de vie et, à terme, toute identité – y compris culturelle. La « compétence » ne doit pas justifier n’importe quoi, et « l’efficacité » devient inutile ou dangereuse si elle consiste, en définitive, à imiter l’impérialisme de la nation dominante et à faire le jeu des groupes économiques et financiers.

Une politique de « rigueur » conçue pour servir cette stratégie n’aurait aucun sens et la volonté de transformation sociale, si elle devait être inscrite dans cette logique, n’aurait aucune chance d’aboutir. Il est heureux que certains socialistes le comprennent et commencent à le dire publiquement. Un débat capital se trouve ainsi ouvert, qu’il appartient au Président de la République de trancher sans trop attendre.

***

(1) François Giroud, La comédie du Pouvoir, Fayard.

(2) Voir « Libération », 3 février 1983.

(3) « L’Expansion », 4/17 février 1983.

Editorial du numéro 376 de « Royaliste » – 17 février 1983

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