Loin d’être homogène, le capitalisme français révèle des affrontements complexes qui impliquent profondément le pouvoir politique.

Dénonciation des « deux cents familles » ou de la « dictature des monopoles », imprécations contre la « haute finance internationale » et les « trusts », les expressions plus ou moins imagées ne manquent pas pour mettre en accusation le système capitaliste. Pour les avoir trop entendues, on finit par se satisfaire des formules incantatoires qui ne disent rien de la nature des phénomènes dénoncés quand elles ne révèlent pas, par exemple chez les anticapitalistes d’extrême-droite, un inquiétant délire logique à base antisémite. Puis, avec les thèses sur la « révolution managériale » (sic) et la « technostructure », tout ce fatras idéo-mythologique sembla passer de mode.

Pouvoir et économie

Pour certains économistes américains, tels Adolphe A. Berle et John K. Galbraith (1), la réalité du pouvoir était en train de passer des capitaines d’industrie, des actionnaires et des banquiers aux directeurs des entreprises en raison des compétences techniques et des capacités organisatrices de ces derniers. Séduisant, et dans une large mesure applicable aux entreprises américaines, ce schéma fut abusivement plaqué sur d’autres entités économiques sans prendre la peine de procéder à l’indispensable collecte d’informations. Aussi, le premier avantage du livre de François Morin (2) est-il de réunir et d’analyser clairement une masse de faits qui permet de mieux connaître les véritables centres de décision du capitalisme français et les mouvements profonds qui l’animent depuis plusieurs années. Cette étude de la structure financière et de son évolution décevra les amateurs de slogans et de schémas simples ou de formules magiques, étoffées ou de non de termes scientifiques. Car le capital financier (c’est-à-dire un capital possédé par des groupes qui le dirigent vers des opérations de participation) n’est pas homogène. Il est étranger aussi bien qu’étatique, familial aussi bien que technocratique. Mais dans quelles proportions, et avec quelles perspectives ?

Structure du capital financier

Les choses se compliquent encore quand on procède à la nécessaire distinction entre l’industrie et la banque. Car le poids des différentes formes de contrôle est variable dans ces deux domaines. Et ce qui frappe, en matière industrielle, c’est l’influence d’un capitalisme familial trop négligé, méprisé ou décrié, à tort ou à raison. Les grandes familles existent donc toujours, contrôlant des secteurs importants de l’activité économique : ainsi Michelin pour les pneumatiques, ou la famille de Wendel pour la sidérurgie. Ce qui n’empêche pas ce type de capitalisme de connaître des échecs, comme en témoignent les récentes mésaventures de la famille Lesieur. En revanche, le contrôle technocratique et industriel paraît encore peu développé, même s’il concerne des entreprises de grande dimension (Pechiney Ugine-Kuhlmann. Compagnie Générale d’Electricité) et joue un rôle international important. La situation est différente dans le domaine bancaire où l’on assiste au déclin relatif de la haute banque traditionnelle au profit des banques nationalisées (contrôle étatique) et des grandes compagnies financières. Car la haute banque qui nourrit la mythologie d’extrême-droite n’existe pas seulement dans quelques esprits romantiques ou égarés. Mais Rothschild ou Lazard, ou Worms, banques d’affaires traditionnelles sous contrôle familial seraient bien incapables de diriger en sous-main les affaires du monde. Depuis les décrets de 1966 et 1967 qui ont effacé les différences très nettes entre les banques d’affaires et les banques de dépôts, on assiste au démantèlement des premières : quinze d’entre elles ont disparu en six ans, se transformant en banques de dépôts (Rothschild) ou se résignant à la fusion ou à l’absorption (Neuflize-Schlumberger-Mallet passée en 1973 sous le contrôle de La Paternelle). Ce qui n’empêche pas les banques d’affaires classiques de jouer un rôle encore important en matière de centralisation du capital. Cependant, conclut François Morin « non seulement au cours de son existence la haute banque a perdu sa position dominante dans les opérations de centralisation du capital, mais ses alliances répétées avec le technocratisme bancaire l’ont amenée tendancielle ment à subir toujours davantage l’influence, voire le contrôle, des vastes constellations bancaires qui le composent ».

LES GRANDES COMPAGNIES

Le « technocratisme bancaire » ? Il s’agit de compagnies financières privées dont la direction est assurée par des technocrates venant pour la plupart du secteur public. Ces compagnies sont la Compagnie Financière de Suez et la Compagnie financière de Paris et des Pays-Bas (Paribas), l’une et l’autre très anciennes. Ces deux géants se livrent aujourd’hui à une lutte sans merci dans tous les domaines de l’activité économique, mais plus particulièrement dans le domaine bancaire, où ils jouent un rôle considérable, que ce soit sous forme de participation, de contrôle, ou d’alliance nouées avec d’autres groupes ou avec le secteur étatique. Là réside sans doute l’élément majeur des transformations qui affectent depuis quelques années le capitalisme français. Quelles transformations ? Une pénétration accrue du capital étranger et aussi le recul des groupes familiaux au profit du capitalisme bancaire : la fusion BSN-Gervais-Danone se fait sous l’égide de Paribas, tandis que Suez prend des participations dans Beghin-Say, Agache Willot et Bouygues. Mais surtout un processus de centralisation financière du capital bancaire, marqué par l’affrontement entre Suez et Paribas pour le contrôle du Crédit Industriel et Commercial (qui tourne finalement à l’avantage de Suez), et par l’affaire de la Banque de l’Indochine où, là encore, c’est Suez qui emporte le morceau. Remarquable ascension d’un groupe qui se taille la part du lion dans la banque privée (Suez est également alliée à Vernes et à Rothschild), sans oublier ses liens avec Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, et par là même avec Wendel-Sidelor et Rhône-Poulenc, Marine-Firminy, Air Liquide et CGE. De son côté, Paribas s’est affirmée dans la sidérurgie et dans le secteur des ciments, tout en conservant des atouts dans la banque (Crédit du Nord, Banque de l’Union Parisienne) sans oublier son contrôle relatif de Hachette, ses alliances avec Pechiney, Worms ou Lazard…

Le terrain politique

Dans cette lutte feutrée et impitoyable, nul ne sait encore qui l’emportera. Manœuvres savantes et coups fourrés (comme celui qui vise Saint-Gobain), alliances et absorptions compteront beaucoup dans cette course à la puissance. Mais aussi la nature du pouvoir politique qui peut avantager telle ou telle forme de capitalisme. C’est ce que suggère François Morin dans une conclusion trop brève. Pour lui, la politique industrielle moderniste de l’après-mai 1968 (Ve et VIe Plan) avec ses répercussions sur le plan social (« Nouvelle société » de Chaban-Delmas) provoqua l’opposition de la fraction traditionnelle du capital bancaire, et dans une certaine mesure du capital industriel. Dès lors, la fraction technocratique à base traditionnelle du capital monopoliste bancaire (groupe Suez et ses alliés) allait fournir le creuset d’une opposition qui se manifesta sur deux plans : domination du secteur bancaire privé, et sur le terrain politique, démission du gouvernement Chaban-Delmas. « Il ne restait alors — conclut François Morin — qu’à affaiblir un peu plus les positions de l’adversaire en brisant par étapes l’alliance de Paribas avec le secteur financier public — procédé qui est apparu très clairement au début de l’année 1974 — pour être assuré de la conquête du pouvoir politique. Les élections de mai 1974 consacreront ainsi, et pour la première fois en France, l’hégémonie politique au sein du bloc au pouvoir, du capital monopoliste bancaire dans sa fraction traditionnelle, technocratique et libérale ». L’auteur n’en dit pas plus, nous laissant sur notre faim. Mais c’est peut-être déjà suffisant pour nous faire réfléchir au rapport entre le pouvoir politique et certains groupes financiers, et mieux comprendre la véritable nature du système politique giscardien.

***

(1) Galbraith : Le Nouvel Etat Industriel, Gallimard, 1968.

(2) François Morin, La structure financière du capitalisme français, Calmann-Lévy, 1974.

 

Article publié dans le numéro 183 de la Nouvelle Action française – 2 janvier 1975

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