François Mitterrand, la France et l’Etat (2) – Chronique 112

Août 6, 2015 | Res Publica

 

Etre plus gaulliste que gaullien pour les institutions, la défense nationale et la politique étrangère, c’est un premier paradoxe pour un homme qui avait fait une brillante carrière dans l’antigaullisme (1). Il n’y a pas lieu de moquer les mesures conservatoires prises par François Mitterrand, qui a agi en chef d’Etat et servi, à sa manière, le bien public. Il fut le dernier chef d’Etat républicain, puisque c’est avec Jacques Chirac que notre régime politique est devenu oligarchique : cela se vérifie rétrospectivement par l’accord de la droite et de la gauche en faveur de l’euro et du prétendu « traité constitutionnel » – les opposants socialistes à ce texte s’étant par la suite ralliés.

Il faut aussi s’interroger sur le deuxième paradoxe mitterrandien, qui a provoqué de désastreuses conséquences : élu sur un programme socialiste, François Mitterrand a amorcé la liquidation du socialisme démocratique ébauché après la Libération. Le développement de la démocratie marqué par la réalisation du suffrage vraiment universel – par le droit de vote pour les femmes – avait coïncidé avec la mise en œuvre d’un projet implicitement socialiste caractérisé par la Sécurité sociale, les nationalisations, la planification indicative et une plus juste répartition du revenu national. La droite et le patronat s’étaient accommodés de ce système en raison de la puissance du Parti communiste et des confédérations ouvrières…

Les premières mesures sociales prises par le gouvernement Mauroy et les nationalisations décidées par la suite permettaient d’espérer une reprise de la politique socialiste et démocratique. Les choix de François Mitterrand correspondaient alors aux vœux de sa majorité présidentielle et aux intérêts du pays. A la Nouvelle Action royaliste, nous aurions souhaité une forte dévaluation assortie d’une protection temporaire de l’économie. Pendant les deux premières années du septennat, il était possible de prendre des mesures pour préciser et durcir les inflexions salutaires…

Décidée en mars 1983, la politique de rigueur a ruiné ces espérances. On y trouve tous les ingrédients de l’idéologie devenue aujourd’hui dominante : réduction du déficit public, augmentation de la fiscalité pour baisser le pouvoir d’achat et réduire les importations et bien entendu l’objectif primordial de lutte contre l’inflation au nom de la compétitivité. Déjà, les grands médias affirmaient que le Président de la République n’avait pas d’autre choix et insultaient ceux qui étaient d’un autre avis. François Mitterrand aurait eu l’intelligence de se plier à la nécessité et de convertir son socialisme en pragmatisme ! On le sait : la rhétorique de l’absence d’alternative se glorifie de sa courageuse lucidité mais elle efface la capacité de choix ; elle transforme l’histoire en fatalité et la politique en gestion résignée. Cette rhétorique a été relativement efficace pendant quelques années mais elle a montré ses limites lors du référendum sur le traité de Maastricht et elle a été mise en échec par le Non au référendum sur le prétendu « traité constitutionnel ».

De fait, dans les périodes cruciales, François Mitterrand a toujours eu le choix entre plusieurs politiques – comme ses successeurs, comme Alexis Tsipras… En 1983, le président de la République pouvait choisir de sortir le franc du Système monétaire européen et de s’engager sur la voie de l’autre politique que lui traçait Jean-Pierre Chevènement. Nous aurions évité le cumul en tous points négatifs de la déflation salariale et de la progression du chômage dont nous ne sommes toujours pas sortis et qui résulte d’un choix transformé en obligation par la « monnaie unique » : quand on renonce à ajuster le taux de change au taux d’inflation par des dévaluations, on est forcé d’organiser la baisse des salaires. De même, la dérégulation bancaire de 1984 et la création en 1985 d’un grand marché de capitaux qui a engendré une spéculation inouïe ne sont pas le résultat de contraintes mais de choix politiques effectués sous l’égide de François Mitterrand par des ministres qui s’affirment socialistes. C’est par choix que le président de la République française fait une politique de relance européenne en 1984 au sommet de Fontainebleau (2), accepte le Livre blanc présenté par Jacques Delors en 1985 et entérine l’Acte unique de 1986 qui érige en principes la libre circulation des personnes, des services, des prestations et des capitaux. François Mitterrand n’a pas voulu voir que  le « grand marché » exclut d’emblée la réalisation d’une « Europe sociale » censée équilibrer la construction européenne.

Une autre politique européenne était cependant possible : François Mitterrand l’avait esquissée en 1985  avec le Chancelier allemand : ce fut le projet Eureka pour le développement de l’industrie et de la recherche, qui débordait d’ailleurs le cadre de l’Union européenne. D’autres projets de coopération inter-gouvernementale avec financements publics coordonnés auraient pu être mis en œuvre et donner des résultats aussi concrets et satisfaisants que dans les industries aéronautique et spatiale…

Enfin, dans le domaine des relations commerciales internationales, François Mitterrand n’a pas tenté de changer la donne en exigeant que l’on en revienne aux principes énoncés par la charte de La Havane adoptée en mars 1948 et que les Etats-Unis ont refusé de ratifier. La charte de La Havane fixe comme objectifs principaux la hausse du niveau de vie, le plein emploi, le progrès social, le développement économique général et stipule que les politiques économiques nationales ne doivent pas mettre en difficulté les balances des paiements d’autres pays – à charge pour les Etats en excédent de rétablir une situation équilibrée par rapport à leurs partenaires, ce qui excluait la politique de prédation (3) dont sont victimes maints pays européens.

Les décisions économiques de François Mitterrand et la définition de sa politique européenne ne doivent rien au pragmatisme. Ses choix ont été faits selon une idée directrice qui reste à expliciter.

(à suivre)

***

(1)  Le général de Gaulle ne lui en tenait pas rigueur et disait à Frédéric Grendel* sur le ton de l’évidence : « Mitterrand me succèdera mais il est trop orgueilleux !».

(2)  Sur la politique européenne de François Mitterrand et sur l’ensemble de la politique étrangère de la France entre 1981 et 1995, cf. l’ouvrage d’Hubert Védrine, Les mondes de François Mitterrand, Fayard, 1996, qui offre une solide base de discussion.

(3)  Cf. Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011. Pages 48 et suiv.

* ancien rédacteur en chef de « Notre République », organe des gaullistes de gauche.

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