Historien de la philosophie et chercheur en sciences sociales, François Azouvi vient de publier, sur la mémoire de la Résistance et sur celle de Vichy, un essai (1) qui ruine la prétendue déconstruction du mythe “résistancialiste” fabriqué par certains historiens à la fin du XXe siècle. Mais fabriqué pour les besoins de quelle cause ? Le débat sur ce point ne fait que commencer.

Dans la préface aux Lieux de mémoire (2), Pierre Nora établit une opposition entre la mémoire et l’histoire. Pour lui, “la mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours”.

Entre une mémoire qui serait un “absolu” et une histoire qui se tiendrait dans le relatif, l’opposition n’est cependant pas totale. Dans le dernier quart du XXe siècle, nous avons vu certains historiens et divers journalistes nouer entre histoire et mémoire un lien déconcertant et le faire prévaloir dans les médias. Il s’agissait, par la critique historique, de reconstruire la mémoire nationale en démontrant que les acteurs et les témoins des années d’Occupation s’étaient menti à eux-mêmes ou avaient menti à leurs contemporains en fabriquant, sous l’égide du Général de Gaulle, le mythe d’une France presque unanimement résistante. Ceci pour effacer les trahisons, les lâchetés et l’attentisme de la plupart des Français entre 1940 et 1944 mais aussi les ambiguïtés et les côtés sombres de la Résistance : Jean Moulin n’aurait-il pas été un agent communiste ? Raymond Aubrac, l’un des chefs de l’Armée secrète, n’aurait-il pas été responsable des arrestations de Caluire ?

Le temps des conflits

Henry Rousso s’est fait l’historien de cette mémoire mythifiante et mythifiée (3) ; il a inventé un “résistancialisme” pour mieux le dénoncer … avant d’être lui-même sévèrement contesté. Dans un ouvrage décisif, Pierre Laborie avait analysé ce montage mémoriel et procédé à sa réfutation méthodique (4) mais sans retenir l’attention des médias. Après avoir établi l’inanité du mythe du silence sur la Solution finale dans la France d’après-guerre (5), François Azouvi a repris la question et entrepris un travail minutieux de destruction de la prétendue mythologie résistancialiste à partir d’une somme impressionnante de documents : livres, articles, compte-rendu de procès, films, débats parlementaires. L’ensemble permet de reconstituer une passionnante histoire des multiples conflits de mémoire engendrés par la Résistance et Vichy.

Quels conflits ? Tous ceux qui divisent les Français après 1945 : la Guerre froide, la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie, la République gaullienne… Unifiée par le général de Gaulle en 1943, la Résistance éclate car ses acteurs réaffirment leurs engagements politiques et leurs choix idéologiques relégués dans les arrière-pensées ou les manœuvres discrètes pendant la lutte de libération. Le Parti communiste, au faîte de sa puissance, anime les grandes grèves ouvrières de 1947 et se heurte au RPF fondé la même année par le général de Gaulle. Ceci est connu. On a oublié, en revanche, que l’Épuration divise les Résistants. Elle n’oppose pas seulement les communistes, partisans d’une justice populaire et expéditive, et les non-communistes – mais ces derniers entre eux. Albert Camus invoque l’exigence de justice, François Mauriac plaide en faveur de l’unité nationale, le père Bruckberger milite pour l’inflexibilité des juges à la différence du pasteur Boegner. L’Épuration, bâclée, signifie tout de même qu’il y a des procès – ceux de Pétain, de Laval, de Darnand, de Maurras – qui mettent sous les yeux du grand public toutes les variétés de vichysme et tous les degrés dans la trahison.

La gauche résistante se divise à propos d’Arthur Koestler, attaqué par les communistes et leurs compagnons de route pour avoir dénoncé la terreur soviétique et l’on voit à cette occasion des intellectuels qui sont restés coi pendant l’Occupation – Sartre, Beauvoir, Merleau-Ponty – disserter avec un culot d’acier sur la Résistance et sur les camps de concentration. Même oppositions violentes, entre Résistants, entre Déportés, lors du procès Kravchenko, ce haut fonctionnaire soviétique passé à l’Ouest et auteur d’un ouvrage à succès (6), et lorsque David Rousset, figure importante de l’extrême-gauche, mène campagne contre les camps soviétiques face aux communistes et notamment à Pierre Daix, rescapé de Mauthausen.

Les déchirements s’accentuent lors de la guerre d’Indochine et surtout pendant la guerre d’Algérie où l’on voit les partisans de l’Algérie française et les militants de l’indépendance se réclamer de la Résistance – Georges Bidault allant jusqu’à recréer un CNR sur les décombres de l’OAS. Les anciens de la Résistance se divisent également sur la République gaullienne et Daniel Cordier, par exemple, participe aux travaux du Club Jean Moulin. Parmi les anciens de la Résistance, la gauche antigaulliste est très fortement représentée par Pierre Mendès-France, François Mitterrand, Gaston Defferre, Claude Bourdet…

Les communistes et les gaullistes se retrouvent pour mener la bataille contre la CED et il y a des moments d’unité lors des cérémonies au Mont-Valérien et quand Jean Moulin entre au Panthéon mais, malgré son autorité symbolique et même après son retour aux affaires, le général de Gaulle n’est pas en mesure de créer à partir de la mémoire résistante une mythologie et encore moins de la faire accepter.

Les traces de Vichy

Les déchirements entre Résistants et leurs échos dans l’opinion publique n’effacent pas les traces laissées par Vichy. L’Épuration, la nouvelle presse issue de la Libération et les partis qui dominent la scène parlementaire ne font pas peser sur le passé récent une chape de plomb qui aurait provoqué le grand refoulement dont de courageux historiens nous auraient libéré à la fin du siècle dernier. Le mythe du refoulement n’a pas plus de consistance que le mythe du résistancialisme : François Azouvi en apporte la démonstration en explorant les champs littéraire et cinématographique. Pendant la guerre, la radio de Londres a dénoncé les persécutions antisémites et Aragon, comme Maritain, dit bien avant Robert Paxton que Vichy a anticipé les demandes allemandes. Après la Libération, François Mauriac, Georges Bernanos, Raymond Aron et Vladimir Jankélévitch analysent et dénoncent avec lucidité le vichysme. Même dénonciation dans divers romans et dans des films, par exemple Les Maudits de René Clément ou Casablanca de Michaël Curtis. On ne lit nulle part que les Français étaient presque tous des Résistants : Joseph Kessel fait dire à l’un de ses personnages, dans L’Armée des ombres, que les combattants sont peu nombreux et mènent une guerre sans gloire et Roger Vailland, dans Drôle de jeu, “détruit avant même qu’il soit institutionnalisé le mythe de la Résistance” comme l’écrit le pétainiste Fabre-Luce. Quarante ans après sa sortie, on a beaucoup disserté sur La Bataille du rail, érigé en exemple typique du cinéma héroïsant alors qu’il s’agit simplement d’un film authentique – mais on a oublié Le père tranquille qui a pour thème l’attentisme.

Il faut aussi souligner que la France de la IVe République est à l’opposé de ce qu’on nommera beaucoup plus tard le “politiquement correct”. La liberté d’expression est entière et les vichystes en profitent pour dénoncer la terreur qui se serait abattue sur eux, clamer leur dégoût des libérateurs et défendre les traîtres emprisonnés. Avocat de Pétain, Jacques Isorni est une vedette, la presse collabo a pignon sur rue, Marcel Aymé dénonce les exécutions de Collaborateurs dans Pauvre Bitos, grand succès du théâtre parisien, Roger Nimier et Antoine Blondin affichent dans leurs romans un profond mépris pour la Résistance, Simenon, qui s’est prudemment installé aux Etats-Unis, affirme que tous les choix se valent et que toutes les valeurs sont nulles dans La neige était sale

Fragmentée par ses militants, dénoncée par les vichystes et la jeune droite littéraire, la mémoire de la Résistance est durement affectée par deux événements vont profondément marquer les esprits : la mémoire juive l’emporte sur la mémoire résistante et, plus largement, la mémoire victimaire marginalise la mémoire héroïque. Ce processus culmine avec la diffusion de la série télévisée Holocauste en 1978 et du film Shoah en 1985. Au cours de la même période, Le chagrin et la pitié qui sort dans les salles en 1971 et qui est diffusé à la télévision en 1981 inscrit dans la mentalité dominante la fable du résistancialisme et du refoulement du passé vichyste. Les procès de Klaus Barbie en 1987 et de Maurice Papon dix ans plus tard exaltent la mémoire victimaire et affectent gravement la mémoire résistante. François Azouvi restitue avec exactitude ce conflit des mémoires, marqué par l’activisme des militants de la mémoire victimaire et par le repli défensif des anciens de la Résistance qui ne comprennent pas, comme on le voit lors du procès Papon, que l’âge des victimes a succédé à l’âge des héros.

Mystique et politique

En accord avec François Azouvi lorsqu’il retrace cette histoire et ses mythologies, je voudrais indiquer un point hautement contestable qui porte sur la légalité de Vichy, qu’il estime acquise alors que cette thèse n’est pas plus étayée qu’elle ne l’était en 1940 (7). Par ailleurs, deux éclairages manquent, selon moi, à son livre. Le premier concerne le sentiment national. Sans négliger le remplacement de la figure héroïque par la figure victimaire, il faut tout de même souligner que la première n’a de sens que par rapport à la lutte de libération nationale. Les héros de la Résistance, qui ne se perçoivent pas comme tels (8), s’engagent par patriotisme, parce qu’ils n’acceptent pas que leur pays soit sous la botte allemande. D’où un second éclairage manquant, qui mériterait tout un livre : la Résistance active et les innombrables Français qui semblent attentistes mais qui lui permettent d’exister, sont soudés par la haine du Boche. Celle-ci ne disparaît pas après la guerre mais une partie de l’élite retrouve sa germanophilie antérieure ou s’y convertit et le nazisme se trouve chargé de toutes les responsabilités comme si les Allemands pouvaient en être déchargés. Certains anciens de la Résistance deviennent européistes tandis que d’autres s’y refusent et c’est là une autre fracture qu’il faudrait étudier de près.

Ces remarques ne sauraient faire oublier la science très sûre de François Azouvi et les belles pages qu’il consacre, en début de livre, à la mystique résistante qui s’est perpétuée dans les amicales de Résistants et de Déportés. Cette fraternité forme l’essentiel, si peu visible et transmissible, d’une mémoire fragmentée que l’histoire continuera de faire vivre.               

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(1) François Azouvi, Français, on ne vous a rien caché, La Résistance, Vichy, notre mémoire, nrf essais Gallimard, 2020.

(2) Sous la direction de Pierre Nora : Les lieux de mémoire, Tome I La République : “Entre mémoire et histoire, La problématique des lieux”. Gallimard, 1984.

(3) entre autres ouvrages, Henry Rousso, Le syndrome de Vichy, De 1944 à nos jours, Points-Histoire, 2016.

(4) Pierre Laborie, Le chagrin et le venin, La France sous l’Occupation, mémoire et idées reçues, Bayard, 2011.

(5) François Azouvi, Le mythe du grand silence, Auschwitz, les Français, la mémoire, Folio histoire, 2015.

(6) Viktor Kravchenko, J’ai choisi la liberté, Editions Self, 1947.

(7) l’essai que j’ai consacré à cette question : Vichy, Londres et la France, Le Cerf, 2018.

(8) Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, Le Seuil, 1977.

Article publié dans le numéro 1200 de « Royaliste » – décembre 2020

 

 

 

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