Explosion sociale (1979)

Fév 15, 1979 | la lutte des classes

 

La colère éclate, et le voile se déchire. Parce que chaque travailleur touché par le chômage sait qu’il n’y a plus rien à attendre du gouvernement. Parce que chaque Français se rend compte de l’ampleur de la catastrophe économique et sociale. C’est Longwy, mais aussi toute la Lorraine de la sidérurgie et du textile. C’est Denain, Valenciennes, et tout le Nord de la France. C’est Manufrance à Saint-Etienne, Chrysler et CIT Alcatel à La Rochelle, Sonolor à la Courneuve. Le groupe Thomson lui aussi licencie, et Renault-Véhicules Industriels… Ce n’est pas une entreprise qui est touchée, ici ou là, mais des régions entières. Ce n’est pas une activité en déclin, mais des branches modernes et des secteurs de pointe. Ce n’est pas « seulement » la province, mais aussi Paris depuis les manifestations des employés de banque, des cadres et des policiers.

Et c’est parfois la violence qui explose, spontanée et populaire. Cette fois, on ne peut accuser des groupuscules extrémistes : ce sont des travailleurs excédés, et provoqués comme à Longwy, qui descendent dans la rue. C’est aussi toute une population unanime qui s’insurge. Cela ne peut rester sans conséquences politiques, à moins que les Français constatent un changement radical dans les semaines qui viennent.

LE DISCOURS DU POUVOIR

Le Pouvoir semble percevoir la menace, mais son discours et sa politique demeurent identiques. Sans doute, Raymond Barre a prononcé quelques bonnes paroles à l’intention des chômeurs. Mais il refuse de créer des emplois « artificiels » et de relancer l’activité économique. Sans doute, le Premier ministre a promis des créations d’emplois dans les régions les plus touchées, mais elles sont tout à fait insuffisantes : en annonçant 6 800 emplois nouveaux dans le Nord, peut-on calmer l’angoisse d’une région qui compte 120 000 chômeurs ? D’autant plus que les anciennes promesses n’ont pas toujours été tenues (en Lorraine par exemple), et que certaines déclarations intempestives ne font que discréditer un peu plus le pouvoir établi. Ainsi Pierre Messmer a-t-il dû faire marche arrière, après avoir annoncé la création de 20000 emplois dans l’Est. Cette maladresse ne porte d’ailleurs pas seulement préjudice au personnage et aux gens qu’il soutient : pour se tailler un succès personnel, il a pris le risque de faire échouer des négociations avec Ford, qui étaient loin d’être terminées.

Inconscience d’un homme, qui est à l’image de l’inconscience gouvernementale. Pendant un temps, les mensonges et les rodomontades du Pouvoir ont fait illusion. Le tort de Raymond Barre est de penser qu’il pourra indéfiniment répéter ses tours de passepasse et ses cours de morale. Hier convaincus ou simplement interloqués par tant d’audaces, les Français semblent en avoir assez. Car, au fond, malgré les promesses et les considérations « humaines » qui parsèment désormais ses propos, la technique de Raymond Barre n’a pas changé. Il s’agit de persuader que le chômage est supportable, que la hausse des prix pourrait être pire, que la réussite est proche grâce à des succès conjoncturels montés en épingle. Mais le message ne passe plus : l’indemnité de chômage ne peut calmer l’angoisse des sans-travail, et les catastrophes évitées par le gouvernement dans le domaine des prix (?) ne font pas ressentir moins durement ses échecs répétés face à l’inflation.

L’ORDRE DES CHOSES

Jusqu’à présent, le gouvernement a eu beaucoup de chance : de bonnes conditions climatiques, la baisse du dollar et l’activité de secteurs comme l’automobile lui ont permis de sauver les apparences. Mais la logique à laquelle il se soumet ne peut, à terme, lui être favorable : la hausse continuelle des prix ne peut manquer d’avoir des conséquences négatives sur nos échanges — en particulier avec l’Allemagne où l’inflation est très faible. Dans un marché européen presque saturé et face à une concurrence américaine et japonaise qui sera plus dure dans les prochaines années, l’automobile risque à son tour de connaître une crise grave. En outre, le développement de l’informatique provoquera rapidement de graves problèmes d’emploi dans le secteur tertiaire. Enfin, la reconstitution des profits des entreprises leur permettra d’acheter des équipements modernes qui économiseront des emplois ou d’installer des filiales à l’étranger qui leur permettront de s’intégrer dans les mécanismes du capitalisme moderne : les ouvriers de Sonolor le savent bien, qui sont licenciés parce que les appareils sont désormais montés par une filiale tunisienne.

Telle est la logique du capitalisme, indifférente au sort de la nation, des régions et des travailleurs, que le patronat exprime parfaitement quand il souhaite l’internationalisation des activités. Nous sommes victimes d’une sauvagerie économique à laquelle le gouvernement consent, au risque de ruiner notre pays. Il s’agissait, pour MM. Giscard et Barre, d’habituer les Français aux nouvelles lois du capitalisme, de rendre banal le sous-emploi et normale la faible progression des salaires, en attendant que le capitalisme multinational « restructure » l’économie française au gré de ses intérêts. La défaite de l’union de la gauche, la peur du chômage et les habiletés de langage semblaient permettre la réalisation de ce plan.

Mais les Français ne s’habituent pas à la perte de ce qu’ils avaient lentement conquis : une aisance relative, la sécurité de l’emploi, et l’assurance d’une amélioration graduelle de leur niveau de vie. Le Pouvoir n’ayant rien à proposer pour calmer leur angoisse, et rien à opposer à leur révolte, il est probable que la révolte s’étendra dans les prochains mois, il est possible que l’Etat y succombe et qu’aucune formation politicienne ne soit en mesure d’exprimer le mouvement populaire… ou de le récupérer. Un grand vide s’ouvrirait alors, avec le risque d’une réaction autoritaire, et la chance d’une révolution politique, économique et sociale. Face à ce risque, et pour courir cette chance, nous ne resterions pas les bras croisés.

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Editorial du numéro 287 de « Royaliste » – 15 février 1979

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