Être ou ne pas être gaullien (2) – Chronique 109

Juil 31, 2015 | Res Publica

 

Tant qu’il réside à Londres, le général de Gaulle est dans la dépendance du gouvernement britannique, qui le loge à Carlton Gardens et qui ordonne à la Banque d’Angleterre d’ouvrir un compte spécial à son nom, sur lequel les dépenses de la France libre seront financées jusqu’en 1943. Les Anglais contrôlent les interventions du Général à la BBC et lui accordent, ou non, des moyens de transport. Ils équipent et entretiennent les troupes françaises et contrôlent les transmissions de la France libre. Bien sûr, le soutien de Churchill est amicalement accordé aux Français libres mais l’Angleterre est en lutte pour sa survie et ce qui est donné d’une main peut être retiré de l’autre si le gouvernement le juge nécessaire.

Dans cette situation de dépendance totale, le réalisme politique et l’efficacité immédiate exigeaient que le général de Gaulle se cantonne dans le rôle qui lui était aimablement assigné : celui d’un chef de troupes supplétives. On sait que le Général refusa d’être une carte parmi d’autre dans la main des Britanniques, qui mirent beaucoup de temps à exclure Vichy, et l’histoire de la France libre fut jalonnée de coups d’éclats et de violentes crises diplomatiques. Je veux en évoquer quelques-uns pour montrer comment une autorité politique en situation de faiblesse peut s’affirmer face à des gouvernements dotés de moyens considérables.

Cela commence en octobre 1940 au Gabon, que le Général veut rallier à la France libre malgré le gouvernement britannique qui ne veut pas provoquer Vichy – même après Montoire – et qui ordonne à la Royal Navy de s’abstenir. Les Français passent outre : sous le commandement du général Koenig, deux compagnies de légionnaires et un bataillon colonial s’emparent de Libreville le 9 novembre, de Port-Gentil deux jours plus tard et soudent le Gabon à l’Afrique équatoriale et au Cameroun déjà libérés. Le ralliement de l’Afrique est essentiel car la France peut s’y affirmer en toute indépendance et mobiliser des moyens militaires et financiers qui lui sont propres. La création du Conseil de défense de l’Empire, le 27 octobre 1940, manifeste cette volonté.

Au Levant, la France libre engage ses forces pour reconquérir la Syrie et le Liban, alors sous mandat français, face au général Dentz et aux troupes de Vichy. La Convention de Saint-Jean d’Acre du 14 juillet 1941 qui met fin aux hostilités est signée entre les Britanniques et les représentants de Vichy… mais pas par le général Catroux qui a pourtant participé aux négociations. Or le texte ne contient aucune référence à la France libre et équivaut à un passage de la Syrie et du Liban sous l’autorité britannique. Furieux, De Gaulle se précipite au Caire. Reçu par le ministre d’Etat pour le Proche-Orient, Oliver Lyttleton, il dresse un violent réquisitoire contre la politique britannique et remet au ministre un document aux termes duquel il soustrait les troupes françaises du Levant à l’autorité du commandement en chef britannique ! Lyttleton déchire le document, interdit au Général tout déplacement au Levant et le menace d’une mise aux arrêts… avant de conclure avec le chef de la France libre un accord qui confirme les droits historiques de la France au Levant et qui reconnait la « position dominante et privilégiée » qui devra être la sienne lorsque la Syrie et le Liban seront devenus des Etats indépendants.

Plus tard, Oliver Lyttleton dira que « le général de Gaulle avait compris comment traiter avec les Anglo-Saxons : il s’offensait au moindre prétexte. Il est indéniable et bien excusable que, dans un moment où la puissance française était au plus bas, des décisions aient été prises et aient dû être prises sans consultation ni accord de notre allié et ami. Il n’a jamais rien laissé passer. Il relevait avec passion tout impair, toute maladresse ou toute impolitesse. C’est ainsi, et non par la souplesse ou l’urbanité, qu’il se fit respecter et, les Anglophones ayant horreur des scènes et ne supportant pas d’être taxés de manque de tact, d’irréflexion ou de déloyauté, qu’il parvint à une situation qu’aucune diplomatie de la complaisance n’aurait pu lui valoir » (1).

Le chef de la France libre est capable d’aller encore plus loin. A Brazzaville, le 25 août 1941, un journaliste du Chicago Daily News lui demande pourquoi Londres ne rompt pas avec Vichy en reconnaissant un gouvernement de Français libres. De Gaulle répond par des affirmations inouïes qu’il faut lire en se souvenant que la France libre dépend encore presque totalement du bon vouloir britannique :

« L’Angleterre a peur de la flotte française.

« En fait, l’Angleterre a conclu avec Hitler une sorte de marché pour la durée de la guerre, dans lequel Vichy sert d’intermédiaire. Vichy sert Hitler en maintenant le peuple français en état de sujétion et en vendant l’Empire français à l’Allemagne morceau par morceau.

« Mais n’oubliez pas que Vichy sert également l’Angleterre en maintenant la flotte hors des mains d’Hitler.

« L’Angleterre exploite Vichy de la même manière que l’Allemagne ; la seule différence est dans leurs intentions. Nous assistons en fait à un échange mutuellement profitable entre deux puissances adverses qui permet au gouvernement de Vichy de subsister aussi longtemps que l’Angleterre et l’Allemagne y trouveront leur compte. »

Sur le coup, Churchill affirme que De Gaulle s’est disqualifié. Les deux hommes se rencontrent à Londres le 12 septembre, s’affrontent durement… et se quittent sur des propos apaisés (2). La diplomatie offensive, voire offensante, a révélé, une fois de plus, son efficacité. De Gaulle n’est pas disqualifié mais au contraire suffisamment conforté pour créer le 24 septembre 1941 le Comité national français qui est l’ébauche du futur Gouvernement provisoire.

D’autres conflits interalliés sont trop connus pour que je les évoque ici :

Le débarquement des Forces navales françaises libres à Saint-Pierre-et-Miquelon en décembre 1941 malgré l’opposition des Etats-Unis, qui viennent d’entrer en guerre contre le Japon et l’Allemagne et qui veulent maintenir de bonnes relations avec Vichy. D’abord partisan de l’opération, Churchill s’était aligné sur Roosevelt…

Le conflit avec le général Giraud : là encore, l’analyse réaliste est défavorable au chef de la France libre. En avril 1942, Giraud, candidat des Etats-Unis, a 300 000 hommes sous ses ordres, et de Gaulle 50 000.

La longue bataille contre la « monnaie » et l’administration militaire que le gouvernement des Etats-Unis veut imposer sur les territoires français libérés (3).

Le déclenchement de l’insurrection parisienne – les FFI ont deux mille fusils et deux cent cinquante mitraillettes ; von Choltitz dispose de vingt mille hommes, de soixante canons et de plusieurs dizaines de chars – qui oblige Eisenhower à décider la prise de la capitale, et la victoire politique que constitue l’entrée de Leclerc dans Paris.

Ce qui a été conçu et voulu dans une adversité totale est devenu réalité. Dans une conjoncture beaucoup moins tragique, face à des puissances beaucoup moins redoutables, pourquoi des hommes politiques estimables ne parviennent-ils pas à devenir des hommes d’Etat ?

(à suivre)

***

(1)    Cité par Jean-Louis Crémieux-Brilhac, La France libre, op. cit. page 160.

(2)    Pour une relation très complète de l’entretien, cf. François Kersaudy, De Gaulle et Churchill, Plon, 1982. Pages 132-136.

(3)    Cf. sur ce blog mon évocation des conflits qui précèdent et suivent le Débarquement de Normandie : https://bertrand-renouvin.fr/le-6-juin-et-la-souverainete-francaise/

 

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