Espagne : le sens d’une victoire

Nov 11, 1982 | Chemins et distances

 

Tout a été dit sur les élections espagnoles : impressionnant succès du Parti socialiste, renforcement de la droite conservatrice, défaite totale des nostalgiques du franquisme, important recul du Parti communiste, effondrement du Centre. Mais la véritable victoire se situe bien au-delà du compte des suffrages : comme l’a déclaré Felipe Gonzales, « le véritable gagnant ce n’est pas un parti devant les autres, c’est la démocratie et le peuple espagnol ». Cette courte phrase résume parfaitement l’attitude d’un parti qui n’a jamais voulu être celui .de la revanche et qui, depuis le retour de l’Espagne à la liberté, a toujours su que le véritable enjeu, par-delà les idées, les programmes et la conquête de l’électorat, était de réussir l’alternance.

A la lucidité du Parti socialiste, à la sagesse de la classe politique (qui s’est bien gardée de réveiller les vieux démons pendant la campagne électorale), correspond le sang-froid d’un peuple conscient de la fragilité de sa liberté reconquise. C’est en ce sens que les élections du 28 octobre sont la victoire de l’Espagne, tous partis et toutes classes réunis.

Faut-il crier au miracle ? Exalter la valeur morale des responsables politiques ? Ou, plus prosaïquement, conclure que la peur de comploteurs a été la meilleure conseillère ? Pourtant, des haines séculaires, portées à leur paroxysme pendant la guerre civile puis entretenues pendant les longues années du franquisme, ne prédisposaient guère l’Espagne à accomplir, par elle-même, un tel miracle. Personne ne prétend non plus que les hommes de valeur qui gouvernent le pays soient des génies. Quant à la crainte d’un coup d’Etat, elle pouvait porter aux pires excès. Quel est donc le secret de cette étonnante victoire d’un peuple sur lui-même ?

Dans la masse des félicitations adressées à F. Gonzales, dans le concert des louanges adressées à la jeune démocratie espagnole, le mot de monarchie a été bien rarement lu ou entendu. Ce n’est ni l’effet de la cécité, ni d’un quelconque parti pris : point n’est besoin de rappeler l’évidence, lorsqu’elle s’impose aussi clairement. Le roi Juan Carlos a beau n’être qu’un « monarque constitutionnel », disposant de pouvoirs moins étendus que ceux du Président de la République française, nul n’ignore, surtout depuis le putsch manqué de février 1981, qu’il est le principal garant de l’unité de l’Espagne et de la liberté des Espagnols. Là encore, les qualités humaines – qui sont incontestables – n’expliquent pas tout et moins encore son passé de prétendant vivant à l’ombre de Franco et désigné par lui. Tandis que le «Caudillo» agonisait, bien peu osaient parier sur ce Prince inconnu ou suspect. Pourtant l’essentiel est venu de lui, et se maintient grâce à lui. Non par le pouvoir que le roi aurait dans les institutions, non par la domination qu’il exercerait sur les hommes, mais par le simple fait de sa situation de roi légitime.

QU’EST-CE QU’UN ROI ?

Qu’est-ce qu’un roi ? Les fastes et les cancans font qu’on l’oublie trop souvent. Car un roi n’est pas le legs sympathique et désuet d’un très vieux passé : c’est l’homme qui tisse, jour après jour, la toile de l’unité ou qui, dans le meilleur des cas, veille à ce qu’elle ne se déchire pas. Sauf grâce extraordinaire, sauf personnage exceptionnel, lui seul peut le faire, par tradition, par situation, par disposition.

C’est qu’un roi ne tire pas son pouvoir d’une majorité aléatoire, toujours contestable par la minorité du moment, mais de l’histoire même. Les règles qui le désignent ne lui donnent pas d’autre « privilège » que d’incarner cette histoire, de l’assumer tout entière dans sa diversité, dans ses contradictions et par-delà les luttes qui opposent les citoyens. Ainsi Juan Carlos s’affirme comme « le roi de tous et de chacun, en ce qui concerne sa culture, son histoire et sa tradition ». Roi de tous il peut l’être, puisqu’il ne tient son mandat d’aucune classe et d’aucun parti. Aussi chacun peut-il se reconnaître en lui, parce qu’il est exclusivement la personnification d’une histoire, le serviteur de l’ensemble du peuple vivant, le garant de son projet pour l’avenir.

De là tout peut succéder : la liberté des personnes et des communautés (et jusqu’à l’autonomie des peuples qui vivent dans la même nation) puisque l’unité du pays s’enracine dans une histoire commune, quotidiennement représentée dans la famille royale. Et aussi la justice pour tous puisque le roi, n’étant le représentant d’aucun intérêt particulier, d’aucune partie de la nation, se trouve naturellement en situation d’arbitre.

Sans Juan Carlos c’est-à-dire sans cette légitimité vivante que donnent à la fois l’héritage du passé national, le service de justice et de liberté rendu à chacun, et l’adhésion populaire, il n’y aurait eu en Espagne ni renaissance politique, ni décentralisation, ni la moindre liberté puisque les militaires insurgés auraient tout balayé. Il n’y aurait pas non plus, aujourd’hui, cette alternance paisible : ni les socialistes actuellement au gouvernement, ni les conservateurs s’ils y parvenaient un jour, ne peuvent prétendre représenter l’Espagne tout entière, et confisquer l’Etat à leur profit. Pour les uns comme pour les autres, vainqueurs ou vaincus des joutes électorales, il existe, par-delà la compétition politique, un élément de stabilité et de continuité, un facteur d’identité nationale qui fait que, quel que soit le gagnant de la consultation électorale, nul ne se sent exilé à l’intérieur de son propre pays.

Dès lors, il ne faut pas s’étonner que tous les responsables de parti aient, à la veille des élections, juré fidélité à la monarchie et à la constitution et se soient engagés à être de bons serviteurs de l’Etat. Ni être surpris de « l’accord presque parfait entre un Souverain, héraut de la démocratie pour mieux assurer le trône, et un socialiste oublieux de la République pour mieux assurer la démocratie. » (1)

Dans notre pays, où la continuité du projet national est toujours problématique, où les partis politiques se prennent pour le tout, où l’alternance est toujours mal vécue, l’exemple de l’Espagne, démocratique parce que monarchique (2), peut être utilement médité.

***

(1) Philippe Marcovici : « Le Quotidien de Paris », 29 octobre 1982.

(2) Il est extrêmement regrettable qu’un groupe monarchiste français ait récemment associé le principe monarchiste à son propre dogme anti-démocratique. Ne lui en déplaise, les rois de France n’ont jamais été des dictateurs chargés de régler des querelles idéologiques, et de perpétuer l’esprit de guerre civile dans la nation.

Editorial du numéro 369 de « Royaliste » – 11 novembre 1982

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