Les pays riches deviennent toujours plus riches et les pays pauvres ne cessent de s’appauvrir. Tel est le résultat tragique d’une théorie et d’une pratique ultralibérales qui servent les intérêts des dominants. Appuyé sur une documentation considérable et une expérience personnelle des problématiques du développement, l’économiste norvégien Erik S. Reinert montre la voie d’une nouvelle politique économique.

 

A propos du marché, de la concurrence et des libres échanges internationaux, la théorie économique dominante ne cesse de recycler les idées des auteurs classiques – Adam Smith, David Ricardo – et celles de leurs disciples contemporains. Est tenue pour vérité indépassable ce qui a été formulé depuis deux siècles, malgré tous les démentis qui ont été apportés aux thèses « néolibérales » ou « ultralibérales ».

Face à cette prétention scientifique, Erik Reinert révèle une pensée économique antérieure, toujours riche d’enseignements pratiques. Il cite Xénophon et surtout Antonio Serra qui, en 1613, fut le premier à expliquer les rendements croissants et leurs effets positifs sur la création de richesses – ceci afin de rendre compte de la pauvreté de Naples, qui disposait d’abondantes ressources naturelles, alors que la riche Venise avait été bâtie sur un marécage. Le Napolitain fut emprisonné pour ses idées, qui furent reprises par Friedrich List (1789-1846) et dont Joseph Schumpeter souligna toute l’importance – alors que Ricardo et ses disciples théorisaient sur les rendements décroissants dans l’agriculture.

Solidement argumentée, cette mise au point sur l’histoire des idées économiques est d’une grande importance car elle éclaire un fait largement occulté : avant les physiocrates et les classiques, il y a des politiques économiques qui contredisent les présupposés libre-échangistes et antiétatiques.

L’Angleterre du 15ème siècle offre un très remarquable exemple de passage de la pauvreté à la richesse. Devenu roi en 1485, Henri VII avait passé son enfance en Bourgogne et y avait observé la richesse de ce gros producteur de laine. Le roi exempta de taxes les fabricants de laine anglais et leur accorda un monopole momentané sur certaines régions tout en faisant venir des entrepreneurs hollandais et italiens. Cent ans plus tard, Elisabeth Ière imposa un embargo sur toutes les exportations de laine brute au départ de l’Angleterre. Par cette politique dirigiste et protectionniste, l’Angleterre des Tudor créa une puissance industrielle qui reposait sur l’industrie manufacturière, le commerce à longue distance et une rente de matières premières fondée sur la laine. Auparavant, Erik Reinert observe que Venise et la Hollande, qui avaient peu de terres arables, et Florence, où les propriétaires terriens n’avaient pas de pouvoir,  se sont enrichies en se spécialisant dans l’industrie manufacturière, l’artisanat et le commerce extérieur – avec un monopole de fait sur les matières premières.

En France, Colbert développa les infrastructures et les industries nationales : « son objectif était d’unir le pays, en y introduisant la concurrence imparfaite, et de protéger ses rendements croissants et ses industries de main d’œuvre de la concurrence européenne ».

La République américaine a repris le principe de la maximisation du secteur industriel, préconisée par Alexander Hamilton dès 1791 comme par Georges Washington et Abraham Lincoln. C’est dans un cadre protecteur que les Etats-Unis ont construit leur puissance.

Cette politique économique, protectrice et industrialisante, source de richesse et de puissance, n’est pas la particularité des siècles passés. Hong-Kong offrit au 20ème siècle l’exemple d’une cité-Etat qui a réussi. Et le plan Marshall a été conçu et appliqué dans le parfait mépris de la théorie ricardienne des avantages comparatifs. La puissance industrielle des Etats-Unis ne les a pas incités à préconiser la spécialisation de l’Europe de l’Ouest dans l’agriculture : au contraire, l’objectif du plan était de réindustrialiser les pays dévastés par la guerre par le moyen d’un « protectionnisme offensif » qui a pour conséquence la hausse des salaires et, par conséquent, une augmentation de la demande globale qui dynamise la production, favorise l’innovation et provoque des rendements croissants. Ce sont les pays sans industrie qui subissent la loi des rendements décroissants.

Ces leçons ont été révoquées par les ultralibéraux, dont les thèses ont été entérinées par le fameux Consensus de Washington qui inspire la Banque mondiale et le FMI : libre échange, marchés déréglementés, discipline budgétaire… Erik Reinert donne maints exemples de conseils absurdes et criminels donnés par les « experts » des organismes cités. Après la chute du Mur, la Banque mondiale avait conseillé aux dirigeants estoniens de fermer leurs universités car le pays devait se spécialiser dans des activités économiques qui ne demandaient pas de formation universitaire. En Mongolie, le secteur industriel de l’époque soviétique s’était effondré entre 1991 et 1995, provoquant le chômage, la baisse des salaires réels et le déficit du commerce extérieur. La Banque mondiale fit comme si le pays était sans tradition industrielle et préconisa la spécialisation dans l’élevage du bétail par une population contrainte de revenir à la vie nomade. Le nombre de têtes de bétail passa de 12 à 33 millions en dix ans mais comme l’économie nomade ne peut faire vivre la même quantité de population que l’industrie, les « experts » provoquèrent une triple catastrophe humaine, économique et écologique.

Les pays pauvres ou appauvris n’ont pas intérêt à choisir la spécialisation conseillée par représentants des pays riches et qui les enfoncera dans la pauvreté. A la lecture d’Erik Reinert, les dirigeants des pays pauvres s’apercevront que les Etats-Unis, comme la Grande-Bretagne naguère, enjoignent aux pauvres de ne pas reprendre les politiques qui leur ont donné puissance et richesse. La thèse ricardienne de l’avantage comparatif est fausse dans sa théorie – le calcul de l’avantage est fait hors de la temporalité historique qui modifie ou bouleverse les possibilités – mais elle a l’avantage pratique de maintenir en l’état le rapport de forces entre dominants et dominés. Au 19ème siècle, l’Angleterre avait intérêt à se spécialiser dans l’industrie et à prétendre que le Portugal devait se consacrer au vin – de la même manière que l’Allemagne a aujourd’hui intérêt à se spécialiser dans l’industrie et ses voisins de l’Est dans la sous-traitance à bas prix.

L’argumentaire officiel sur les vertus de la mondialisation s’en trouve invalidé. La Russie a subi la thérapie de choc ultralibérale qui a plongé la grande majorité des Russes dans la misère et c’est le retour à une politique industrielle dirigée tant bien que mal par l’Etat qui a permis le développement de la Fédération. A l’inverse, les exploits économiques de la Chine, de l’Inde et de la Corée du Sud suscitent l’admiration générale alors que ces pays n’ont pas respecté les principes et les règles fixés par l’idéologie dominante. Conclusion ? Il faut rompre le Consensus de Washington afin que les pays dominés, en Europe et sur d’autres continents, puissent renouer avec la politique économique.

Comme le souligne Claude Rochet dans sa préface, l’Etat doit à nouveau définir un projet effectivement politique selon l’idéal du Bien commun qui doit orienter la stratégie économique de la nation. Cette stratégie consiste à soutenir les activités à rendements croissants : plus une firme produit un bien en grandes quantités, plus elle accumule d’expériences qui lui permettent de baisser les coûts de fabrication tout en augmentant la qualité. Cette stratégie doit se réaliser dans un cadre national protégé par des barrières tarifaires afin que les industries naissantes aient le temps de gagner en puissance. Tout en soutenant son industrie par ses investissements, sa protection douanière et son action diplomatique, tout en favorisant la diversification industrielle, l’Etat doit lui aussi se transformer comme l’administration française sut le faire après la Libération, selon les exigences du service public qui interdisent la soumission au marché, aux banques et à la règle imbécile de l’équilibre budgétaire. Ce qui implique le contrôle des circuits financiers et l’euthanasie du rentier puisque la thésaurisation est par définition improductive.

A l’aide d’une multitude d’exemples concrets, Erik Reinert démontre la possibilité d’une nouvelle politique de développement. Puisqu’il envisage le protectionnisme de manière favorable, on dira qu’il préconise l’égoïsme national. C’est tout le contraire. Le discours sur la mondialisation et les slogans de l’idéologie dominante maintiennent de nombreux pays dans une sujétion accompagnée de financements internationaux qui profitent surtout aux créanciers : sous les apparences de l’aide aux pauvres, se cache un colonialisme caritatif « par lequel les pays riches seront toujours en mesure de couper l’aide, la nourriture et les sources de subsistance aux pays pauvres, si leurs politiques nationales de leur conviennent pas ». C’est le choix politique de l’industrialisation et de l’innovation qui est libérateur et à tous égards enrichissant.

Il va presque sans dire que les pays pauvres ou appauvris ne peuvent changer de politique dans l’isolement. Si le plan Marshall est compris comme soutien à l’industrialisation et non comme un simple prêt de capitaux, l’idée peut être reprise à l’échelle de l’Europe continentale et appliquée à d’autres parties du monde…

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(1)    Erik. S. Reinert, Comment les pays riches sont devenus riches et pourquoi les pays pauvres restent pauvres, Editions François-Xavier de Guibert et Editions du Rocher, traduit de l’anglais par Anna Guèye, introduction de Claude Rochet, 2012. Les citations sont tirées de ce livre.

Article publié dans le numéro 1040 de « Royaliste » – 2013

 

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