Entretien avec Léon Poliakov

Sep 1, 1987 | Entretien

Cité : Tout le monde connaît l’historien de l’antisémitisme que vous êtes, mais beaucoup moins votre histoire personnelle …

Léon Poliakov : Je suis né en 1910 à Saint-Pétersbourg. Mes parents étaient des juifs assimilés, suffisamment riches pour pouvoir résider dans la capitale, car les juifs ne pouvaient vivre à Saint-Pétersbourg que s’ils étaient universitaires ou s’ils bénéficiaient d’une certaine fortune. Dans l’intelligentsia russe, l’idée dominante était que nous vivions une époque de progrès et que le malheur de la Russie était d’être gouvernée par un monarque. Elle espérait donc l’institution d’une démocratie à la française et dénonçait l’obscurantisme religieux. J’ai grandi dans cette ambiance, sans avoir acquis de culture juive.

Puis sont venus les ébranlements que vous connaissez, sur fond de persécution commençante de la bourgeoisie, et aussi de famine. Ma famille est donc partie pour Odessa, dont mon père était originaire. J’y ai vécu la guerre civile et le développement de la terreur de la Tchéka. La ville a souvent changé de mains. Peu avant la troisième entrée des Bolchevicks, nous nous sommes exilés : d’abord l’Italie, puis la France et l’Allemagne, où mon père pensait créer une maison d’édition qui n’a pas marché. Nous sommes revenus à Paris, où j’ai fait mes études. Mon père, qui avait repris son métier d’éditeur, eut l’idée de créer un quotidien antihitlérien en allemand car il y avait beaucoup d’émigrés allemands en France. Le journal marchait bien, mais il était sous capitalisé. A la suite d’un désaccord, et comme mon père ne voulait pas céder ses parts, il y eu une sorte de complot assez rare dans l’histoire de la presse. La rédaction a en effet publié un placard dans le journal, avertissant les lecteurs que l’éditeur Vladimir Poliakov était en train de négocier avec les nazis la vente de son journal, et annonçant la publication d’un nouvel organe de presse destiné à l’émigration ! Mon père a essayé de continuer à faire paraître son journal, mais il a été attaqué à coups de couteau et a dû cesser la publication. La gauche a effectivement cru que mon père s’était vendu aux hitlériens. Il y eut toute une série de procès, aux termes desquels le complot contre mon père fut établi. Mais, naturellement, cette affaire m’a orienté d’une certaine manière …

Cité : Quel a été le point de départ de votre œuvre d’historien ?

Léon Poliakov : Pendant la guerre, j’ai eu beaucoup de chance. A la Libération, je suis revenu à Paris. J’avais une licence en droit, peu d’argent, et je cherchais un travail. Un groupe juif, qui avait fondé un centre de documentation, m’a proposé d’y travailler. J’ai eu la chance de pouvoir trouver au ministère de l’Intérieur un lot de documents : c’étaient les archives de la Gestapo, que j’ai transmises à François de Menthon et à Edgar Faure qui dirigeaient la délégation française à Nuremberg. Je suis parti avec eux comme spécialiste et j’ai pu faire à Nuremberg une très vaste collecte de documentation sur la Solution finale. A partir de celle-ci, j’ai publié deux brochures, puis Le Bréviaire de la Haine qui a été publié en 1951.

Cité : Dans votre Histoire de l ‘Antisémitisme, vous montrez que la période des Lumières marque un tournant …

Léon Poliakov : En effet. Quelle qu’ait été la doctrine de la servitude perpétuelle, pour citer Thomas d’Aquin, il est préférable de parler d’antijudaïsme plutôt que d’antisémitisme avant le siècle des Lumières : d’une certaine façon, la personne humaine demeurait respectée puisque le Juif qui se convertissait, de bonne grâce ou contraint et forcé, était considéré comme un homme rédimé et n’était plus persécuté. Au contraire, avec l’entrée dans l’âge de la science, on aboutit à cette vision que la valeur d’un homme est en quelque sorte matérielle, qu’elle est ancrée dans le sang, dans la race. Très logiquement, à partir du moment où l’on établit une hiérarchie des races, le Juif est considéré comme intrinsèquement mauvais, quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse. Hitler est le prolongement et l’aboutissement de cette conception.

Cité : La responsabilité de cette conception raciste pèse-t-elle sur tous les penseurs des Lumières ?

Léon Poliakov : Il y a une très grande particularité de l’histoire juive, mais les juifs n’ont pas été les seuls boucs émissaires. Il est intéressant de constater que, dans l’aire anglo-saxonne, le mal était incarné plus spécifiquement par le catholique – le jésuite en particulier – que par le juif. En ce qui concerne l’Europe continentale, il faut distinguer la France et l’Allemagne. En France, la balance est maintenue égale chez les philosophes, Voltaire est frénétiquement anti-juif, Rousseau dit beaucoup de bien des juifs, Montesquieu et Diderot sont entre les deux. Dans l’Aufklarung, mise à part la voix isolée de Lessing, on s’aperçoit que Kant, Fichte et Hegel, lorsqu’ils s’occupent des juifs, sont impitoyables. Donc, en Allemagne, s’annonce déjà une accentuation particulière qui se rattache peut-être à Luther et au luthérianisme bien qu’il convienne d’être prudent sur ce point.

Cité : Vous avez aussi étudié les filiations qui remontent aux mythes d’origine. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

Léon Poliakov : C’est l’envers du problème. En France, du moins jusqu’à la guerre franco-prussienne, il y a eu une très remarquable surestimation des racines germaniques dans le sillage de la tradition nobiliaire qui prétendait remonter aux francs. Ainsi, Voltaire se moquait de Montesquieu qui se réclamait de ses ancêtres germains – ce qui était assez étrange pour un noble de robe. De même, sous la Restauration, d’anciens émigrés réclament le rétablissement des privilèges nobiliaires en invoquant leurs origines franques. Tout en polémiquant avec eux, les porte-parole de la bourgeoisie (Guizot, Taine) font eux aussi l’éloge de la tradition de la race germanique.

A l’échelle européenne, à l’époque où l’on jouait beaucoup avec l’idée de la qualité raciale, il y a eu une sorte de consensus pour dire que la race germanique était supérieure. Naturellement, cette opinion a exercé une forte influence en Allemagne et permet de mieux comprendre une certaine mégalomanie germanique. Mais, bien entendu, il y a aussi des sources allemandes. Par exemple, un mystique Rhénan du 12ème siècle soutenait qu’Adam et Eve parlaient en allemand parce que cette langue est une, et non pas divisée en langues multiples comme les langues romanes. Cette revendication de supériorité éclate tout au long de la tradition culturelle allemande, chez Leibnitz, qui affirme que c’est l’allemand qui se rapproche le plus de la langue originelle, chez Fichte qui divise le monde en Germains et en néo-Latins … Il y a donc une constante en Allemagne, qui distingue ce pays de la France. Très sommairement, on peut dire que le Français a un complexe de supériorité et éprouve des sentiments xénophobes, tandis que !’Allemand a un complexe d’infériorité et développe une idéologie raciste.

Cité : Dans votre Histoire de l’Antisémitisme, vous insistez beaucoup sur le cas de l’Espagne …

Léon Poliakov : C’était en effet un cas peu connu et très intéressant. En Espagne, les choses, tout en se passant d’une manière très différente, ont abouti à la même conclusion : avant le racisme allemand, il y a eu un racisme pratiqué sous le couvert de la religion. Pourquoi l’Espagne ? Il faut se souvenir que la Reconquista a duré sept siècles, pendant lesquels les périodes de paix ont été plus longues que les périodes de guerre. En Castille, juifs, musulmans et chrétiens bénéficiaient d’une sorte de statut d’égalité et, pour des raisons fiscales, le roi veillait à ce que chacun pratique sa propre religion. Les conditions étaient donc favorables aux juifs, qui constituaient une partie de la bourgeoisie. Mais, au fur et à mesure que l’Espagne s’est christianisée, et que les influences d’outre Pyrénées ont commencé de se faire sentir, une bourgeoisie chrétienne s’est constituée, des prédicateurs fanatiques sont apparus, des vagues de pogroms ont eu lieu, et finalement beaucoup de juifs se sont convertis. S’est posée la question de la sincérité de ces conversions. Un soupçon est né sur les descendants des juifs convertis et c’est à ce moment-là qu’est apparu le thème de la pureté du sang que j’analyse dans l’Histoire de l ‘Antisémitisme. Il fallait donc ces conditions très particulières, qu’on ne retrouve pas dans les autres pays européens, pour que naisse ce racisme à la sauce théologique.

Cité : Comment expliquez-vous les expulsions de juifs, en France par exemple ?

Léon Poliakov : Ces expulsions résultent de manœuvres de trésorerie. On pressure les juifs et, quand le contrat n’est pas respecté, on les expulse. Sans doute dénonçait-on les juifs déicides mais, à part quelques expressions populaires, comme les Pastoureaux, on ne perçoit pas vraiment d’excitation contre les juifs – qui n’étaient pas très nombreux.

Cité : Vous avez consacré deux tomes d’un ouvrage à la « causalité diabolique ». Pourriez-vous nous expliquer cette expression ?

Léon Poliakov : Je me suis engagé là dans un travail difficile, très spéculatif. L’idée est la suivante : tant à l’échelle individuelle qu’à l’échelle collective, il y a une certaine paranoïa latente qui remonte peut-être aux premiers mois de la vie. J’ai remarqué que dans beaucoup de langues, en russe, en grec, en hébreu, etc., la racine même du mot complot veut dire simplement « groupe de personnes ». Ces étymologies suggèrent qu’il existe une latence psychologique qui, dans les cas de détresse conduit à la paranoïa, à une tendance attribuant tous les malheurs de la terre à un complot de personnes méchantes. Karl Popper a fort bien exprimé cette idée, et montré que dans l’ordre religieux cela va de soi, mais que c’est encore pire dans un monde laïcisé. C’est là une analyse gênante pour un esprit moderne. En effet, à l’âge de la foi, le Tout-Puissant est bon – les diables, les hommes n’étant que des exécutants. Dans une société laïque ce sont seulement les hommes qui sont accusés. On voit où cela conduit …

Cité : Comment analysez-vous notre société ? La renaissance d’idéologies xénophobes et racistes est-elle selon vous un phénomène inquiétant, ou bien l’aspect superficiel d ‘une société qui est en train de se démocratiser ?

Léon Poliakov : Toute prospective me semble plus difficile que jamais car nous manquons de bases raisonnables pour l’établir. Bien sûr, il y a la montée du chômage, la dévalorisation de couches de plus en plus nombreuses, avec la recherche de boucs émissaires. Nous savons bien que les travailleurs immigrés en sont victimes. Mais on ne peut affirmer que les mêmes causes produiront les mêmes effets. Ce qui est nouveau, c’est la très grande diminution des témoins prêts à se faire égorger et, d’autre part, l’horreur, notamment chez les intellectuels, de la peine de mort. Il y a une relation entre les deux faits, et cela crée une conjoncture nouvelle.

Cité : La science établit qu’il n’y a pas de races, ce qui n ‘a pas empêché les mécanismes racistes. Comment analysez-vous cette évolution du rôle de la science par rapport au racisme ?

Léon Poliakov : La science permet aujourd’hui une individualisation des groupes humains mais l’espoir naïf des savants est démenti puisque leurs démonstrations n’ont pas changé les passions. On voit d’ailleurs, comme le montre Pierre-André Taguieff, que le racisme contemporain a repris nombre de thèmes de l’antiracisme …

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Propos recueillis par Philippe Cailleux et Bertrand Renouvin, publiés dans le numéro 16 de la revue « Cité », septembre 1987.

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