Entretien avec Ivan Illich

Mai 26, 1983 | Entretien

Depuis plus de dix ans, Ivan Illich ne cesse d’étudier la société industrielle. Non pour la rationaliser et la perfectionner, mais pour en révéler l’histoire véritable et pour décrire les impasses dans lesquelles elle enferme le monde. Qu’il s’agisse de l’école, de la médecine, du travail ou d’études plus générales, Illich a construit de livre en livre une critique radicale de la modernité. Beaucoup voient en lui un esprit réactionnaire, parce qu’il porte un regard neuf sur les sociétés traditionnelles. D’autres s’étonnent que la contestation de la société moderne ne conduise à aucune solution concrète. Mais Ivan Illich n’est pas l’homme des plans et des programmes. Il dit l’inacceptable, dénonce l’intolérable, demande que nous sortions du piège de la puissance pour la puissance qui est en train de nous déposséder de nous-mêmes. Ce faisant, il désigne un autre chemin.

Dans le cadre de notre enquête sur le travail, il nous avait paru indispensable de l’interroger. Malheureusement, Ivan Illich a quitté l’Europe pour le Mexique après avoir passé seulement deux jours à Paris. Nous publions donc une rapide analyse de ses thèses sur le sujet qui nous préoccupe, en espérant ne pas le trahir.  

Le travail occupe une place éminente dans notre société, non seulement par son utilité, mais parce que son concept est déterminant dans les philosophies et dans l’éthique du système industriel : la valeur-travail est au fondement des théories économiques ; libérales et marxistes et le travail est devenu la condition même de la dignité de l’homme.

Certes, le christianisme n’est pas étranger à cette valorisation ; (qui ne travaille pas, ne mange pas disait saint Paul) mais Ivan Illich a raison de souligner que le travail, au sens actuel, est une invention de l’époque moderne. L’étymologie indique en effet que tripaliare signifie torturer sur le tripalium pal formé de trois épieux. Jusqu’au 16ème siècle, on emploie, pour désigner les activités de l’homme, les mots d’ouvrage ou de labeur, selon que celui-ci crée par lui-même ou accomplit une tâche sous la contrainte d’autrui ou de la nature. Au Moyen Age, écrit Illich, «la nécessité de gagner sa vie par un travail salarié était la marque de ceux qui avaient touché le fond, de ceux qui étaient trop infortunés pour s’ajouter simplement à l’énorme foule médiévale des infirmes, des exilés, des pèlerins, des fous, des frères, des errants, des sans-foyer qui constituaient le monde des pauvres. Le fait de dépendre d’un salaire était le signe que le travailleur n’avait ni un foyer à la subsistance duquel il pourrait contribuer, ni la capacité de subsister des aumônes de la société » (1). Ce n’est qu’à la fin du 17ème siècle que l’on se mit à considérer le travail salarié comme utile et moralement bienfaisant, et au 19ème que l’Etat parvint à former la grande armée des travailleurs. Entre temps, l’économie politique était née, créant la rareté qu’elle prétendait combattre. (2)

L’HOMME ET L’OUTIL

Le travail moderne n’a pas procédé d’une nécessité technique. L’idéologie du travail et de l’organisation capitaliste de l’économie est apparue bien avant la Révolution industrielle : c’est au 16ème siècle qu’apparaissent les nouvelles conceptions de l’espace et du temps, désormais mesurés de façon précise ; c’est au 17ème siècle que l’Eglise renonce à condamner le prêt à intérêt. Rythmes, relations et attitudes morales se transforment. Puis l’apparition de techniques nouvelles modifiera de façon radicale le rapport entre l’homme et l’outil, donc la relation entre l’homme et le monde et sa part de liberté en celui-ci. Car « l’outil est inhérent à la relation sociale. Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maitrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même.» (3)

 

Or l’homme moderne – qui ne le voit – a perdu cette maîtrise et son rapport avec les choses s’en est trouvé transformé. D’ouvrier, auteur d’une œuvre, il est devenu un travailleur soumis au rythme de la machine, soumis à la logique de l’organisation industrielle : «la prise de l’homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’homme ». (4) Certes, l’homme n’a pas voulu cela, et croyait même, en construisant toujours plus de machines, marcher dans le sens d’un progrès libérateur. (5)

Mais la libération par la technique est illusoire : dans un premier temps, les machines semblent effectivement capables d’épargner la peine, de réduire les distances, et de faire gagner du temps. Bientôt, il faut reconnaître qu’elles font apparaître de nouvelles limites, qu’elles engendrent des destructions, qu’elles créent de nouveaux manques. L’exemple de l’automobile est typique de cette illusion technicienne, qui nous contraint à fabriquer et à consommer des « biens » dont l’utilité est faible ou inexistante : « l’Américain-type consacre plus de 1 500 heures par an à sa voiture : il y est assis, en marche ou à l’arrêt, il travaille pour la payer, pour payer l’essence, les pneus, les péages, l’assurance, les contraventions et les impôts. Il consacre quatre heures par jour à sa voiture, qu’il s’en serve, s’en occupe ou travaille pour elle. Et encore, ici ne sont pas prises en compte toutes ses activités orientées par le transport : le temps passé à l’hôpital, au tribunal ou au garage, le temps passé à regarder à la télévision la publicité automobile, le temps passé à gagner de l’argent pour voyager pendant les vacances, etc. A cet Américain, il faut donc 1 500 heures pour faire 10 000 km de route, six kilomètres lui prennent une heure. Dans les pays privés d’industrie du transport, les gens atteignent exactement cette vitesse, et l’orientent vers n’importe quelle destination par l’usage de la marche : ils consacrent à cet effet de 3 à 8{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} du temps social. » (6)

LE SYSTEME INDUSTRIEL

Plus que de « biens et de services », l’homme moderne est devenu consommateur d’illusions engendrées par le système industriel. Qu’il s’agisse de transports, de médecine ou d’urbanisme, il doit acheter, donc travailler pour obtenir un résultat médiocre, parfois dérisoire et subir une aliénation toujours plus grande. Cela quel que soit le système politique : « la dictature du prolétariat et la civilisation des loisirs sont deux variantes politiques de la même domination par un outillage industriel en constante expansion. » (7) Car ce règne de l’outil ne cesse de s’étendre : non seulement l’industrie moderne transforme le travailleur en esclave de sa machine, non seulement le système des transports et l’obsession de la vitesse aboutissent aux destructions (autoroutes, paysages urbains), aux violences (15 000 morts sur les routes françaises chaque année) et au paradoxe indiqué plus haut, mais en plus chaque profession tend à s’industrialiser et à exercer une véritable emprise sur les êtres sans qu’il en résulte pour eux un véritable bienfait. La médecine est devenue une « entreprise industrielle (…) aux mains de producteurs (médecins, hôpitaux, laboratoires pharmaceutiques) qui encouragent la diffusion de procédés de pointe coûteux et compliqués, et réduisent ainsi le malade et son entourage au statut de clients dociles. » (8) L’école est devenue un système qui programme l’enfant, afin qu’il devienne un serviteur de la machine économique à la place qui lui aura été assignée par le biais des diplômes. (9)

Ainsi, les transports, la médecine et l’éducation finissent par exercer un « monopole radical » sur la société. Ces grands systèmes ne laissent plus aucun choix : les transports prennent le monopole de la circulation en décourageant la marche à pied ou la bicyclette ; l’école prend le monopole du savoir en le transformant en éducation et en rejetant l’autodidacte dans la dernière catégorie ; la médecine a conquis le monopole de la santé, et prive les gens de la possibilité de se soigner eux-mêmes. En travaillant, nous pensons pouvoir acquérir plus de liberté, plus de droits, plus de sécurité. Nous ne faisons en réalité que renforcer un système qui engendre un contrôle social de plus en plus complet et qui se traduit par un gaspillage considérable. Ivan Illich montre en effet que, passé un certain seuil, les grands systèmes deviennent contre-productifs. Il ne s’agit évidemment pas de supprimer les écoles, les hôpitaux et les moyens de transport autres que la bicyclette mais de prendre conscience du fait que toute activité, au-delà d’un certain seuil de développement, va à (‘encontre de l’objectif recherché : la multiplication des voitures paralyse la circulation, la médecine et les médicaments créent des maladies et le développement du système scolaire va de pair avec la diminution du savoir.

LOGIQUE DE L’EXPLOITATION

Plus cette contre-productivité augmente, plus les dépenses sont considérables (il faut toujours plus d’autoroutes et d’hôpitaux, il faut importer toujours plus de pétrole …) et plus la somme exigée pour payer les biens, les services et les impôts est importante. Cycle infernal, qui provoque mille insatisfactions, mais qui nous pousse à réclamer toujours plus de technique, toujours plus d’organisation, toujours plus de rationalité économique afin d’obtenir plus de liberté et plus de pouvoir. Là est le piège : le système industriel, loin de favoriser la libération, sécrète des effets de domina tion d’autant plus implacables qu’ils ne sont pas apparents. « Jamais l’outil n’a été plus puissant. Et jamais il n’a été à ce point accaparé par une élite. » (10)

Au lieu d’être égalisatrice, comme s’en plaignent les messieurs du « Figaro-magazine », la société moderne est conçue et dirigée par une minorité de privilégiés qui monopolisent les bienfaits du «progrès» : ceux qui ont le savoir ont aussi l’argent, et surtout le temps – le temps de profiter de leur argent, le temps de profiter des transports rapides… qui font gagner du temps. C’est pour eux que l’on fabrique les avions supersoniques, pour eux que l’on construit les aéroports, ce sont eux qui peuvent se servir efficacement des voitures rapides parce qu’ils peuvent choisir le moment de leurs voyages, etc. Des écarts sociaux se creusent, qu’il n’est pas possible de combler en « démocratisant » l’usage des biens, ni même en généralisant les équipements collectifs : « passé un certain seuil de vitesse, montre Illich, les véhicules motorisés créent des distances qu’ils sont seuls à pouvoir réduire. Ils créent ces distances aux dépens de tous, puis les réduisent seulement au profit de quelques uns. Une route ouverte dans le désert met la ville à portée de la vue, sinon de la main, du paysan affamé. La nouvelle voie express agrandit Chicago, mais elle aspire les nantis hors du centre de la ville et celui-ci dégénère en un misérable ghetto. » (11)

Profondément injuste et aliénante, la société moderne repose en outre sur un système d’exploitation insidieux qui s’étend à la vie quotidienne et concerne plus particulièrement les femmes. Le système industriel rend en effet nécessaire ce qu’Illich appelle le « travail fantôme ». Il ne s’agit pas d’un travail « au noir » ou sous-payé mais d’« un travail non payé dont l’accomplissement permet précisément que les salaires soient payés. » (12) : la plus grande part des tâches ménagères, le temps de travail nécessaire pour aller au bureau et pour en revenir, l’utilisation des «auto-services» font partie de ce travail fantôme sans lequel le système industriel ne pourrait plus fonctionner. Les hommes, bien sûr, accomplissent une partie de ces nouvelles tâches, mais, comme dans le travail rétribué on constate que les femmes sont victimes d’une nette discrimination.

L’INVENTION DU SEXE

Chacun sait que, dans les sociétés développées, le gain moyen annuel des femmes est inférieur à celui des hommes dans une proportion (3/5) qui n’a pas varié depuis un siècle malgré l’accès plus large des femmes à l’enseignement et leur entrée dans certaines professions. En outre, cette inégalité est encore plus importante dans le travail fantôme puisque le foyer est le lieu où s’accomplit une grande partie de ce travail. Immense question, qu’aucun programme féministe n’est, selon Illich, en mesure de résoudre : un siècle de « libération » progressive de la femme montre que la revendication de l’égalité économique entre les sexes est vouée à l’échec puisque la discrimination économique contre les femmes est liée au développement industriel. Dans son dernier livre (13) Ivan Illich montre que la modernité, non contente de soumettre l’humanité au travail, a « inventé » la distinction entre les sexes. Ce qui peut paraître une plaisanterie repose en fait sur une observation très fine : dans les sociétés traditionnelles, la distinction ne se faisait pas selon le sexe mais selon le genre : le domaine masculin et le domaine féminin étaient distincts, mais complémentaires ; les genres se manifestaient par un comportement culturel différent selon les temps et selon les lieux. Le sexe au contraire établit une opposition et une discrimination, il s’analyse par rapport à une norme abstraite et peut être étudié en termes scientifiques précis alors que le genre annonce une « complémentarité énigmatique et asymétrique » (14). Dans le genre vernaculaire (ce qui est indépendant de l’industrie) chacun a ses tâches, ses outils, ses gestes, son parler, son domaine : il dispose donc de pouvoirs non-rivaux parce que différents. La société sexuée est au contraire celle de la confusion, de la rivalité, et d’une lutte où la femme est toujours perdante. Passionnante analyse, qui devrait bouleverser les enjeux du combat féministe…

LA CONVIVIALITÉ

Face à l’aliénation, face à l’échec global de la modernité, lllich se garde bien de proposer un programme. Sagement, il se contente d’indiquer une autre voie, qui serait celle de la société conviviale. « La convivialité, écrit-il, est la liberté individuelle réalisée dans la relation de production au sein d’une société dotée d’outils efficaces. » (15) il faut donc inverser le rapport de l’homme à l’outil, faire en sorte qu’il puisse s’en servir sans perdre son autonomie, concevoir des structures de participation garantissant la limitation et le contrôle des outils sociaux. « Nous devons et, grâce au progrès scientifique, nous pouvons édifier une société post-industrielle en sorte que l’exercice de la créativité d’une personne n’impose jamais à autrui un travail, un savoir ou une consommation obligatoire. » (16) Immense projet, vraiment révolutionnaire, puisqu’il bouleverse toutes les méthodes et toutes les finalités actuelles. Rude tâche aussi – ce dont Illich convient volontiers – car le système industriel est une drogue et nous avons besoin de doses toujours plus fortes. Douloureux sera le moment de la désintoxication…

***

(1)    « Le Travail fantôme », p. 121-122

(2)    Cf. J.-P. Dupuy, P. Dumouchel : « L’enfer des Choses » (Seuil)

(3)    « La Convivialité », Points-Seuil, p. 44,

(4)    « La Convivialité », p. 27

(5)    G.-H.de Radkowski :« Les Jeux du désir » (PU.F.)

(6)    « Energie et Equité » (Seuil), pp. 2021.

(7)    « La Convivialité », p. 26.

(8)    « La Convivialité », p. 63.

(9)    Voir « Une société sans école », Seuil

(10) « La Convivialité », p. 105.

(11) « Energie et Equité », p. 31.

(12) « Le-Travail fantôme », p. 118.

(13) « Le Genre vernaculaire », Seuil,

(14) « Le Genre vernaculaire », pp. 7-8.

(15) « La Convivialité », p. 28.

(16) « La Convivialité », p. 31.

 

Article publié dans le numéro 383 de « Royaliste » – 26 mai 1983

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