Entretien avec Eugen Weber

Oct 25, 1983 | Entretien

 

Membre de l’Académie américaine des Arts et Sciences et professeur d’histoire à l’Université de Californie, M. Eugen Weber était connu dans notre pays comme historien du nationalisme français. Auteur d’un ouvrage très complet sur l’Action française, il a récemment publié, aux éditions Fayard, une étude sur la modernisation de la France rurale entre 1870 et 1914 qui bouleverse nombre d’idées reçues. L’auteur de « La fin des terroirs » a bien voulu répondre aux questions de « Royaliste ».

Royaliste : Eugen Weber, peut-on éprouver de la nostalgie à l’égard de l’ancienne société rurale ?

E. Weber : Tout le monde peut être nostalgique puisque la nostalgie est une sorte de rêverie sur des choses qui ne sont pas très claires. Quand elles sont claires, elles peuvent provoquer le regret. Or je pense que nous ne devons pas regretter l’ancienne société rurale, parce que je ne crois pas aux peintures du bonheur bucolique. Celui-ci n’était accessible qu’à ceux qui avaient les moyens d’en jouir. Mais les paysans, et pas seulement les plus pauvres, subissaient de très dures conditions de vie – que peu d’entre nous auraient plaisir à connaître.

Royaliste : Quelles étaient les conditions de vie d’un paysan des années 1850 ?

E. Weber : Je ne pense pas que le labeur physique était la pire de ses épreuves. Le travail était certainement très dur, mais il y avait beaucoup de temps morts : l’intensité du travail n’était forte que pendant la belle saison. En revanche, les conditions d’existence seraient très décourageantes pour nous : froid, saleté – non seulement celle du corps, mais surtout celle de l’environnement – manque de meubles, roideur des vêtements, mauvaise qualité de la nourriture et notamment manque de viande.

Royaliste : Comment avez-vous mené votre enquête ?

E. Weber : En lisant des mémoires et des souvenirs, mais surtout en compulsant des archives – celles des folkloristes et des préfets, des gendarmes et des tribunaux – et en relevant les témoignages de prêtres et d’instituteurs.

Royaliste : Une enquête sur la France rurale du 19ème siècle est un immense travail. N’avez-vous pas été contraint de choisir certaines régions, au risque de nous donner une vision trop partielle ?

E. Weber : Vous avez raison de suggérer qu’il y a eu un choix. Il est vrai que j’ai pris mes exemples au sud de la ligne Saint-Malo – Genève, et que la pénurie est inégalement répartie en France. Cependant, les régions que j’ai étudiées contiennent une part très importante de la population française. D’autre part, dans les régions que je n’ai pas étudiées – la Champagne notamment – il existe des zones où des phénomènes identiques à ceux que j’observe ailleurs peuvent être relevés.

Royaliste : N’y-a-t-il pas une ambigüité dans votre livre, dans la mesure où vous séparez l’analyse des conditions matérielles et le regard que vous portez à la fin sur la culture de la société rurale ?

E. Weber : Il y a bien sûr un problème d’exposition de mes recherches. J’ai voulu présenter d’abord les conditions matérielles car elles m’apparaissaient comme les plus choquantes, et j’ai voulu donner au lecteur un choc analogue à celui que j’ai ressenti.

Royaliste : En ce sens, c’est parfaitement réussi ! Mais votre lecteur ne risque-t-il pas de rester sur une impression fausse, née de la séparation rigoureuse entre le « pays de sauvages » que vous décrivez au début et la culture rurale que vous observez seulement au moment où elle disparaît ?

E. Weber : Je ne prétends pas connaître la réalité passée, pas plus que je ne prétends connaître la réalité dans laquelle je vis. Toute réalité est touffue, confuse, inaccessible au chercheur comme à celui qui la vit et j’ai fait de mon mieux pour dépeindre celle que je retrouvais. Mais, s’il y a eu déformation, cela pourrait tenir à mes préjugés matérialistes qui me font envisager ces activités tout à fait fascinantes comme des consolations d’une vie difficile, fruste, souvent triste. Ainsi les structures culturelles prennent plus d’intérêt à mes yeux quand elles sont en train de se perdre, parce que, à ce moment-là, elles paraissent jouer un rôle qui est plus nettement enrichissant que consolant.

Royaliste : Parmi les idées que vous bousculez, il y a notre conception moderne de la nation. Vous décrivez une nation qui n’est ni uniforme, ni unifiée, malgré la Révolution française. Pour beaucoup, c’est une révélation…

E. Weber : Ce fut aussi une révélation pour moi. J’ai commencé ma carrière comme historien du nationalisme français, et ma vision de la nation-France était traditionnelle. J’ai découvert très lentement l’image d’une France qui, pour ainsi dire avant hier, ne comptait pas en francs, n’utilisait pas le système métrique, ne parlait pas français et pour laquelle la nation-Française était quelque chose de très lointain, de très abstrait.

Royaliste : Pourtant, au 19ème siècle, on chantait la Marseillaise, il y avait la conscription, les guerres napoléoniennes… Autant d’éléments qui incitent à penser que les communautés sociales étaient moins fermées que vous ne le dites. Comment analyser ces réalités et comment saisir le sentiment d’appartenance à la nation ?

E. Weber : C’est en effet très difficile. Le pays France a été une création administrative et politique qui s’est faite à travers plusieurs siècles. Ce n’est qu’à partir de la fin du 18ème que, pour des raisons idéologiques, on a décidé qu’il fallait enseigner à tout le monde la citoyenneté, le patriotisme et, d’abord, le contenu de lois rédigées en français. On a commencé à le faire pour les classes élevées puis, dans la seconde moitié du 19ème pour la population masculine et enfin pour les femmes après 1880. Pour beaucoup, vers 1850, la langue maternelle n’était pas le français, ce qui limitait le sentiment d’appartenance. Quant aux soldats, ils étaient peu nombreux à revenir à la campagne après leur service : ils s’installaient en ville et devenaient fonctionnaires, commerçants, etc. Et ceux qui rentraient chez eux racontaient leurs souvenirs dans la langue de leur pays. La Marseillaise, enfin, était chantée par des gens qui parlaient mal le français. A ce propos, je suis convaincu que la chanson française rapportée à la campagne par les ouvriers a été, avant l’école, un canal très important de compréhension de la langue, mais aussi des idées urbaines et de l’idée patriotique. Souvenez-vous qu’avant 1870 les écoliers n’avaient pas même une vision abstraite de la France puisqu’ils n’avaient pas de cartes géographiques.

Royaliste : En concluez-vous que, dans la France de 1850, il n’y avait pas de sentiment national ? Ou bien celui-ci était-il tout à fait différent ?

E. Weber : Les deux si vous voulez mais je préfère répondre oui à la première question. Je ne dis pas que les paysans ne se savaient pas le français. Mais il me semble que cela n’avait pas une très grande importance pour leur mentalité, pour leur système de valeurs. L’appartenance prioritaire était le pays. Mais il y avait des différences entre les régions : le sentiment national était plus vif dans les régions frontalières et je soupçonne qu’il était assez faible dans une région comme la Basse-Bretagne.

Royaliste : Justement, la Basse-Bretagne a été une région de guerre civile à la fin du 18ème. Les enjeux nationaux étaient donc terriblement vécus…

E. Weber : Je ne pense pas que les enjeux politiques que vous évoquez étaient nationaux, ni dans les guerres de la chouannerie et de la Vendée, ni dans la période de la seconde République et du Deux Décembre, souvent citée comme moment de l’éveil de la conscience nationale. Les soulèvements ont été en général de type ancien : pays rural contre ville, bande villageoise suivant un notable. De même, je crois que les Vendéens ont été des patriotes locaux, qui ne portaient pas les armes au-delà d’une certaine distance de chez eux.

Royaliste : Dans votre livre, vous remettez en question la vision classique de la lutte des classes…

E. Weber : Il y a en effet, dans chaque ville et dans chaque village, une multiplicité de strates. Dans la plupart des cas, les clans politiques se divisent plus en fonction de structures de patronage et de parentèle qu’en fonction d’une division socio-économique. On vote avec – et plus souvent contre- un clan, non pas un parti. Et la politique locale a peu à faire avec la politique nationale. Par ailleurs, je tiens à souligner que cette France peu intégrée est un pays beaucoup plus avancé dans l’unification, même culturelle, que les Italies ou les Allemagnes de cette époque. En revanche, elle est « en retard » par rapport à l’Angleterre parce que ce pays a résolu le problème de la langue et de la culture centralisatrice avant la France : tous les Anglais entendent la langue de Londres chaque dimanche à l’Eglise.

Royaliste : En fait, la véritable révolution française – celle qui bouleverse les structures sociales s’effectue à partir de 1870…

E. Weber : Je ne voudrais pas diminuer l’importance cruciale de la Révolution du 18ème siècle parce que mes « clients » les paysans savent très bien qu’elle a opéré des changements importants dans les structures politiques et pour certaines libertés. Mais mon livre concerne surtout les modes de pensée et de vie. Or les grandes transformations socio-politiques sont des acquis, ils comptent comme références politiques, mais les structures de propriété, de travail, ne changent que dans la seconde moitié du 19ème siècle.

Royaliste : Quels sont les principaux facteurs de ce changement ?

E. Weber : Ce sont ceux que nous connaissons à travers les livres de classe : les routes, les chemins de fer, le service militaire, la presse écrite, l’apprentissage de la politique à travers le système électoral. Mais j’insiste dans mon livre sur l’importance des routes et des lignes ferroviaires secondaires, ainsi que sur la transformation de l’école. De même que les grandes routes existaient depuis longtemps, de même les écoles étaient nombreuses avant la période que j’étudie. Mais on y enseignait les connaissances nécessaires pour chanter à l’église en latin ou pour faire sa première communion. Les parents, et donc les enfants, ne s’intéressaient guère à ce type d’enseignement. Puis viennent les chemins de fer, et les marchés se développent : des connaissances nouvelles deviennent nécessaires. Par exemple, on trouve aux archives des Arts et Traditions populaires des comptes iconographiques faits par un métayer breton vers 1870 : de petits dessins indiquent ce qu’il a acheté et dépensé (harnais, chevaux, paie des faucheurs…) et de petites croix indiquent le prix en réaux. En dessous, on trouve la traduction écrite par la fille du métayer : on saisit là le moment où les paysans s’aperçoivent qu’ils ont besoin de l’écriture, du savoir enseigné à l’école.

Royaliste : Vous faites apparaître une certaine « complicité » entre les prêtres et les instituteurs pour faire bouger cette société rurale et pour détruire certaines formes culturelles. C’est assez surprenant.

E. Weber : Le grand agent de la centralité française a été le curé qui, sous la monarchie, lisait les décisions administratives. Il a été aussi l’agent de la francisation dans les campagnes patoisantes. Quant à l’instituteur, il apparaît d’abord comme une sorte de domestique du curé : il chante à l’église, sonne les cloches, etc.

Dans le second tiers du 19ème, l’instituteur commence à s’émanciper, cherche à devenir un notable concurrent du curé. C’est à ce moment que le curé tend à abandonner son rôle d’agent des pouvoirs publics, et même son rôle dans la francisation parce qu’il préfère désormais fonder son pouvoir sur la culture locale. Cependant, le curé ne peut pas ne pas être un agent de la culture nationale puisqu’il se veut agent de la raison et aussi de la discipline : il n’apprécie pas la danse, la boisson, les chansons frivoles ou obscènes. Aussi, tout en se chamaillant, le curé et l’instituteur sont en fait du même bord, dans le combat contre la culture locale.

Royaliste : Michel Serres disait l’autre jour à la télévision que la mutation que vous étudiez est inouïe puisque l’homme vivait à la terre depuis le néolithique. Pour vous, la société paysanne avait-elle été toujours la même ?

E. Weber : Toutes les époques sont de transition, de mutation. Les questions qui se posent touchent au degré d’accélération et à la perception du changement, qui ne sont pas nécessairement identiques. A l’époque moderne, l’accélération a été très grande, et la perception du changement très aiguë. Entre 1870 et 1914, le degré d’accélération a été très important, mais la perception était sans doute moins troublante. Il me paraît certain que le mode de vie a plus changé à la campagne après 1870 que pendant les trois siècles précédents. Mais les paysans d’alors n’ont pas eu le sentiment de vivre un changement trépidant. Ils ne se sont pas sentis brutalisés par la mutation que je décris : au contraire, ils s’y adaptent facilement parce que celle-ci leur apporte un mieux-être : des routes meilleures, des terres qui rendent plus, plus de viande, du vin, et un pain plus blanc.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 390 de « Royaliste » – 26 octobre 1983

 

 

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