Entretien avec Cornélius Castoriadis

Jan 26, 1998 | Entretien

 

Philosophe éminent, engagé dans les grands combats du siècle, homme de fidélité et de dialogue, Cornélius Castoriadis nous a quittés le 26 décembre. Lecteur attentif de notre journal, il avait volontiers accepté d’être l’invité de nos Mercredis parisiens, en 1987 puis encore en mars dernier. De notre premier débat, sur des thèses fort différentes des nôtres, nous avions tiré le texte d’un entretien que nous lui avions soumis et qui n’avait pu être publié pour des raisons techniques. C’est cet inédit que nous publions aujourd’hui en hommage au penseur disparu.

Royaliste : Quel est votre parcours intellectuel et politique ?

Cornélius Castoriadis : Au centre de mes préoccupations philosophiques et politiques, il y a l’idée commune aux deux domaines de la liberté, de l’autonomie. Peut-être que ce parcours n’est rien d’autre que la tentative de donner un contenu précis, le plus précis possible, à cette idée de l’autonomie. Celle-ci se présente sous une double face : l’autonomie de la personne, l’autonomie sociale.

Ces idées de ma jeunesse m’ont fait devenir marxiste communiste, dans la reconnaissance de l’énorme apport intellectuel de l’œuvre de Marx, et aussi avec l’attente d’une libération sociale venant d’une révolution qui devrait transformer la société et éliminer l’exploitation. Très vite, cette voie m’a conduit au conflit avec le parti communiste existant, avec le parti stalinien, à la découverte que la révolution russe a abouti à un nouveau régime d’oppression, dirigé par une bureaucratie issue des principes mêmes du léninisme.

J’en ai conclu qu’il ne suffisait pas d’éliminer la propriété privée pour aboutir à une société libre, mais que le programme d’une révolution pour l’autonomie ne peut pas s’accomplir sans démocratie – sans une démocratie très radicale : celle-ci ne peut être simplement politique, limitée à des dimanches de liberté et d’élections, alors que les gens seraient esclaves dans leur travail et dans leur vie. Cette démocratie doit donc signifier la domination des gens sur leurs activités, domination individuelle dans la mesure où c’est possible, et à travers les collectivités auxquels ils participent aux différents niveaux – groupe de travail, usine, localité et société dans son ensemble.

Autrement dit, le problème de la libération des êtres est celui de l’instauration d’une démocratie directe dans tous les secteurs de la vie publique. Cela signifie simplement que dans toutes les affaires, tous ceux que les décisions à prendre concernent doivent participer à la prise de décision, directement si c’est possible (dans des communautés limitées), ou sous des formes indirectes dans tous les autres cas mais avec domination du corps politique sur les délégués. Cela implique le rejet de la démocratie dite représentative dans laquelle les représentants en arrivent à dominer complètement les représentés et ne représentent rien d’autre qu’eux-mêmes ou des oligarchies.

Dans cette recherche d’une société autonome – qui pose elle-même ses lois – j’ai été conduit à reconsidérer l’histoire et, notamment, à rejeter la conception marxiste.

Royaliste : Dès lors, quelle a été votre démarche ?

Cornélius Castoriadis : Je me suis interrogé sur ce qui pose les lois dans les différentes sociétés qui ont existé, non pas au sens formel (le Parlement etc.) mais dans l’acception la plus générale (la loi est l’institution de la société) nous constatons que la société s’est toujours donnée à elle-même ses propres institutions, qu’elle s’est toujours auto-instituée, et d’autre part que la plupart des sociétés ont toujours prétendu que leurs institutions n’étaient pas une création de la société elle-même mais venaient d’ailleurs, avaient une origine transcendante. Ainsi les Hébreux : Moïse descend de la montagne avec les Tables de la Loi énoncée par Dieu. Les livres sacrés des Hébreux sont également exemplaires car on voit que toute l’institution de la société est donnée par Dieu car tous les détails qui ont valeur de règle sont donnés dans l’Exode, le Deutéronome, le Lévitique. De même le roi de France l’était par la grâce de Dieu.

Pourquoi cette occultation de l’auto-institution de la société ? Il est évident que cette sacralisation de l’institution la rend invulnérable, l’immunise contre la contestation sociale interne – or la première condition de l’existence de l’institution, sa première visée est sa propre conservation. D’où aussi la liaison très étroite entre ce type d’institution (que j’appelle hétéronomie) et la religion.

Tel est le paysage historique général : des milliers de sociétés qui ont créé leurs lois et qui veulent oublier qu’elles l’ont fait, de même qu’elles veulent souvent oublier qu’elles sont historiques – qu’elles changent et s’altèrent. En d’autres termes, pour reprendre la vieille terminologie, ces sociétés s’aliènent à leur propre création.

Deux exceptions seulement : l’une en Grèce pour quelques siècles, des temps dits homériques à la fin du Ve siècle, et l’Europe moderne. Dans ces deux cas nous voyons des sociétés qui remettent explicitement en cause leur institution, et nous voyons naître la politique au sens véritable du terme – non pas des intrigues de cour, mais une activité qui essaie de s’élucider elle-même et qui vise l’institution de la société comme telle. C’est dans ces deux cas aussi que nous voyons pour la première fois une véritable philosophie, c’est à dire une activité de l’esprit qui met en cause cette partie de l’institution qu’est la représentation du monde, d’abord sous couvert de l’interprétation des textes sacrés puis en s’en passant.

Nous aboutissons donc à trois conclusions :

– les sociétés ont créé elles-mêmes leurs propres institutions.

– l’hétéronomie implique l’occultation de l’origine humaine des sociétés.

– une société autonome ne peut être qu’une société qui sait qu’elle s’institue elle-même.

Royaliste : Peut-on dire que cette société est transparente à elle-même ?

Cornélius Castoriadis : Non, mais cette société sait qu’il y a une question toujours ouverte de l’institution juste, et se donne les moyens pour modifier les institutions au fur et à mesure que changent ses désirs et ses nécessités.  En d’autres termes, la société ne peut jamais exister qu’en tant que société instituée. Mais cette société instituée ne doit pas étouffer sa dimension instituante.

De ce versant du problème, nous pouvons passer à l’autre versant, qui est celui de l’individu, chercher à savoir ce que peut être un individu autonome, c’est-à-dire un individu qui se donne sa loi dans une relative lucidité. Cet individu rencontre les autres et la loi que les autres se donnent à eux-mêmes, donc reconnaît immédiatement qu’il y a une dimension sociale de son existence et qu’il ne peut se donner sa loi que dans un certain secteur, qui est celui de la vie privée, et que s’il veut se donner sa loi dans son existence publique, il ne peut le faire qu’en participant à la formation de la loi collective. Donc, être autonome pour un individu, c’est vivre dans une démocratie, c’est-à-dire dans un système où tout le monde est partie prenante dans la définition de l’institution et peut proposer qu’on change la loi qu’il estime injuste.

Cela soulève un problème immense car ce qui empêche le plus efficacement quelqu’un de se lever contre l’injustice, c’est moins la contrainte externe que l’intériorisation de la loi sociale, le fait que l’individu en grandissant absorbe la loi sociale. Là aussi on constate qu’en Grèce et en Europe moderne, on rencontre des individus autonomes, qui tendent à mettre en question la loi de la société, et je dirai même que pour la première fois on rencontre des individus véritables.

Royaliste : Lorsque vous proclamez l’autonomie de l’individu, une dimension semble gommée, qui est celle du politique par excellence : que faire de la violence possible entre les individus, l’État vous semble-t-il voué à disparaître, et au nom de quoi ?

Cornélius Castoriadis : Je ne gomme pas la question politique, puisque la question que je pose est : quelles sont les institutions que nous voulons ? Quant à la violence, je ne pense pas qu’il puisse y avoir une société sans lois, et plus précisément je ne pense pas qu’il puisse y avoir une société sans pouvoir : de toutes façons, il y a des décisions collectives, prises démocratiquement et majoritairement, qui doivent être mises en exécution, éventuellement à l’encontre de ceux qui ne voudraient pas les appliquer. Pour cela il faut un pouvoir, qui est différent de l’État. Ainsi, il y a un pouvoir dans la cité antique, mais pas d’État. Mais ce pouvoir n’est pas séparé de la collectivité politique, il est la collectivité politique elle-même. Quant à la machine administrative, importante à Athènes, elle fonctionnait par les esclaves. Bien sûr, nous ne sommes pas à Athènes, et nous sommes placés devant un problème majeur. Tout l’imaginaire politique moderne, alors qu’il a ressuscité la tradition démocratique, reste terriblement marqué par ses origines monarchiques et surtout par la présence d’un État auquel on ne pourrait pas toucher. Il y a un État qui est un monstre, un Léviathan, qu’il faudrait contenir, limiter, mais qui serait autre chose que nous, autre chose que la société civile. Or le problème politique ne sera jamais résolu si la collectivité ne retrouve pas à nouveau l’idée qu’elle est elle-même le pouvoir.

Royaliste : Tout de même, l’État dont vous parlez est un État de droit !

Cornélius Castoriadis : Une situation de droit dans la société exige-t-elle un État ? Lorsque nous parlons d’État de droit, nous entendons deux choses : une situation dans laquelle rien ne peut être fait qui viole les règles juridiques ; le fait que ces règles juridiques sont constamment ouvertes à la question du droit, c’est à dire de la justice. Cela est tout à fait indépendant de l’existence d’un appareil d’Etat. L’Etat de droit implique que chaque fois qu’une collectivité a posé une règle de droit elle est obligée de la suivre, à moins qu’elle la change dans les formes du droit, et que ces règles ne sont jamais closes mais toujours ouvertes à la question de savoir si elles sont justes.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 700 de « Royaliste » – 26 janvier 1998.

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