Partout dans le monde, le secteur public de l’énergie est en voie de démantèlement pour le profit de quelques-uns, au détriment des peuples. Aurélien Bernier, qui a travaillé pendant dix ans pour l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) raconte l’histoire de la création et de la destruction des services publics de l’électricité, du gaz et des entreprises publiques du secteur pétrolier avant de proposer une nouvelle politique, sociale et écologique, de l’énergie. A l’heure où la « gouvernance » se prépare à privatiser nos barrages hydroélectriques, la lecture de son livre (1) est indispensable.

Les nationalisations évoquent encore l’image du Bolchevique au couteau entre les dents et il est de bon ton de présenter le secteur public comme la marque désuète de l’étatisme français. Ces clichés ne résistent pas à l’enquête historique. Aurélien Bernier explique comment, dans le très paisible Commonwealth, le gouvernement canadien, acquis aux conservateurs, fit adopter en mai 1906 un projet de loi portant création de la Commission d’énergie hydro-électrique de l’Ontario chargée d’acheter ou de construire des installations électriques et de se financer par émissions d’obligations. Ce service public fut une pleine réussite technique et surtout politique car il permettait de produire une énergie peu chère.

En Europe, c’est le royaume de Suède qui fut à l’avant-garde en fondant dès 1905 une firme d’Etat chargée du développement hydro-électrique. Le royaume de Norvège créa un organisme public dans le même secteur en 1921. Les Bolcheviques n’ont pas innové et les entreprises publiques sont d’autant moins identifiables au collectivisme que les Etats-Unis, sous l’égide de Franklin Roosevelt, ont lutté contre la Grande Dépression par la constitution de grandes structures publiques : Tennessee Valley Authority qui avait en charge la production et la distribution d’énergie dans la région ; Bonneville Power Administration qui transportait et vendait l’électricité dans les Etats du Nord-ouest.

Nous avons le souvenir des grandes réorganisations qui eurent lieu en France après la Seconde Guerre mondiale : nationalisation des houillères du Nord et du Pas-de-Calais par ordonnance le 13 décembre 1944, nationalisation de l’électricité et du gaz par la loi du 8 avril 1946, nationalisation des combustibles minéraux solides par la loi du 17 mai 1946 et création par décret des Charbonnages de France. Cette politique salutaire de nationalisations n’a pas été une spécificité française. En Autriche, les grandes banques, l’industrie lourde et le secteur de l’énergie sont nationalisés en 1946-1947. La Grèce nationalise sa production électrique en 1950. Une Société nationale des hydrocarbures est créée en Italie en 1953. Au Royaume-Uni, les travaillistes vainqueurs aux élections de juillet 1945 adoptent un vaste programme de nationalisations. En 1946, le National Coal Board regroupe un petit millier de mines de charbon et, en 1947, cinq cents usines sont placées sous l’égide de la British Electricity Authority. Un an plus tard, les mille compagnies gazières sont rassemblées dans douze bureaux régionaux qui seront intégrés dans British Gaz Corporation en 1972.

Dans tous les pays, le secteur public de l’énergie a joué un rôle décisif dans les politiques de reconstruction et d’expansion qui esquissent un socialisme démocratique dans le cadre d’une économie associant les secteurs public et privé sous la direction de l’Etat. Les milieux patronaux et ceux de la haute finance n’ont jamais accepté le modèle ontarien, ni le New Deal et encore moins les diverses formes européennes de mobilisation des économies nationales et de mise en œuvre de systèmes de Sécurité sociale.

Peu à peu, au cours des années 1970, le capitalisme libéral parvint à reconquérir des positions dans l’industrie, à obtenir les premières mesures de déréglementation et à diffuser ses thématiques sur l’efficacité de la concurrence et sur les bienfaits du secteur privé. En France, dès 1967, le rapport Nora affirme que le secteur public coûte trop cher, qu’il faut réduire sa part dans l’économie, se soumettre à l’impératif de compétitivité qu’imposerait la « contrainte extérieure », réhabiliter le profit et un mode de gestion autonome inspiré du privé… alors qu’une trop grande souplesse est déjà accordée aux entreprises publiques. Aux Etats-Unis, la déréglementation s’amorce en 1978 pendant la présidence Carter, sous prétexte de favoriser les énergies renouvelables. Mais c’est à la suite du coup d’Etat de Pinochet en 1973 que les ultralibéraux imposent une déréglementation qui va servir de modèle. En 1982, un décret sépare les activités de production, de transport, de distribution et de fourniture d’électricité, les deux firmes publiques sont morcelées et les gros consommateurs ont accès à un marché libre puis toutes les entreprises publiques sont progressivement vendues à des opérateurs privés.

Cette « dé-intégration verticale » a engendré un système complexe et inefficace de privatisation des bénéfices et de socialisation des pertes qui n’a pas profité au peuple chilien – qui a d’ailleurs vu le secteur de l’énergie passer majoritairement sous contrôle étranger. « Ce qui est frappant, écrit Aurélien Bernier, c’est la filiation entre le système construit au Chili par José Manuel Pinera et par ses confrères de l’Ecole de Chicago et la dérégulation qui frappera par la suite l’Europe, les pays « en voie de développement » et même les Etats-Unis ou le Canada. La séparation des activités de production, de gestion de réseaux et de fourniture est partout prônée. La privatisation des activités rentables est en cours ou programmée à terme. Jusqu’aux instances de régulation, dont les missions de gendarme de la concurrence sont tout à fait comparables à celles de la Commission nationale de l’énergie chilienne ».

Imposée par la dictature chilienne, la déréglementation du secteur de l’énergie a été présentée en Europe comme une solution efficace puisque le marché permettrait une allocation optimale des ressources et très avantageuse pour le consommateur puisque la concurrence ferait baisser les prix. Aux Etats-Unis comme dans l’Union européenne, on a même invoqué le changement climatique et la transition vers les énergies renouvelables pour justifier le jeu de la libre entreprise sur le marché mondialisé. Avant même que la dérégulation soit partout achevée, on constate avec Aurélien Bernier que le bilan des privatisations est en tous points négatif.

L’échec californien, cinglant, est à ériger en contre-modèle. La gigantesque panne électrique qui frappe l’Etat le plus riche des Etats-Unis le 17 janvier 2001 est le résultat de la « loi de restructuration de l’industrie électrique » du 21 septembre 1996 qui crée un marché concurrentiel avec séparation des activités de production et de commercialisation avant que ne soit organisée, en mars 1998, une Bourse de l’électricité qui permette aux fournisseurs d’acheter de l’électricité aux producteurs – mais aussi de spéculer. Or le marché censé allouer efficacement les ressources provoque une première grosse panne le 14 juin 2000 à cause de la forte chaleur puis une autre le 17 janvier 2001 à cause du froid. Coût de la crise, qui dure deux ans : entre 40 et 45 milliards de dollars !

Quant à l’Union européenne, elle a organisé l’ouverture du marché intérieur de l’électricité aux producteurs indépendants en 1996 et la libéralisation du gaz naturel en 1998 avant de favoriser, en 2003, la concurrence entre producteurs nationaux puis le libre-échange par le biais des exportations. Le tout sous couvert de « secteur public de l’énergie » et de transition écologique… Il en résulte un système très complexe de Bourses, livrées comme partout aux spéculations des traders.

La France est emportée par cette frénésie de privatisations. Le gouvernement Villepin a vendu Gaz de France au privé en 2006 qui s’est internationalisé en réduisant ses investissements en France. EDF est resté sous le contrôle de l’Etat mais la loi Nome de 2011 lui impose de céder le quart de sa production nucléaire aux entreprises privées du secteur, à prix coûtant. Cela signifie qu’EDF paie ses concurrents, pour la plupart étrangers, qui veulent bien entendu l’éliminer. Et comme les achats d’EDF à l’étranger ont creusé sa dette, les économies sont réalisées en France, au détriment de l’économie nationale et des consommateurs, et la loi relative à la « transition énergétique pour la croissance verte » de 2015 permet à un opérateur privé d’exploiter les barrages français.

Comme tant d’autres pays, la France subit la loi des prédateurs et des spéculateurs que des gouvernements de droite et de gauche ont délibérément installés. Il faut donc définir une nouvelle politique de l’énergie intégrant les impératifs écologiques. A juste titre Aurélien Bernier se prononce pour la nationalisation de l’énergie – électricité, gaz, Total et ses filiales – mais sans que soient répétées les erreurs du passé : les entreprises publiques ne doivent pas disposer de l’autonomie de gestion qui permet aux dirigeants de s’aligner sur les méthodes et les mœurs du secteur privé. Il faut une politique raisonnée d’investissements et de prix combinant les objectifs du développement et la justice sociale. La nationalisation doit être une socialisation : les statuts des entreprises publiques devront accorder un rôle important aux représentants du personnel, aux usagers et aux collectivités locales. Bien entendu, Aurélien Bernier propose d’organiser les échanges internationaux d’énergie hors des marchés financiers et dans le cadre d’une nouvelle coopération internationale.

Cependant, je ne vois pas comment ce « nouvel ordre énergétique » pourrait être construit hors d’une planification générale – point évoquée dans le livre. Je ne vois pas non plus pourquoi la politique préconisée dépendrait seulement de la « vraie gauche » puisque, comme naguère, bien d’autres forces politiques peuvent concevoir et mettre en œuvre les nouvelles politiques publiques.

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(1)    Aurélien Bernier, Les voleurs d’énergie, Accaparement et privatisation de l’électricité, du gaz, du pétrole, Les éditions Utopia, 2018.

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