Droite : Une entreprise de démolition

Jan 29, 1986 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Des programmes politiques ressemblent aux mets somptueux qu’on peut observer à la vitrine des traiteurs chics. Il y a d’abord le plat, brillant comme de l’argent, et finement ciselé. Puis une belle nappe de mayonnaise, aux dessins compliqués. Et des tomates sculptées, remplies de macédoine. Et des petits légumes, aux couleurs agréables, joliment disposés. Mais dessous, qu’y a-t-il ? Viande ou poisson ? Délice des dieux ou fade ragougnasse ? Pour le savoir il faut acheter. Les uns jugent sur l’apparence, d’autres, plus informés, sur la réputation du traiteur. Bien peu ont visité les cuisines …

Examinant scrupuleusement la « plateforme » de l’opposition pour m’en faire une idée, je me suis peu à peu laissé al Ier à ces images gastronomiques. Sauces, pâtés, épices et choux à la crème, tout y a passé. Ne faites pas la fine bouche. « La nostalgie n’a que faire des souvenirs distingués », disait Vladimir Jankélévitch. De même, on laisse parfois naître des associations d’idées peu élevées, parce qu’elles ont leur fond de vérité. J’ajoute pour ma défense que la « plateforme » susnommée se prête à de telles incongruités. Trop lisse pour retenir l’attention, trop belle pour être vraie, elle suscite une adhésion distraite entachée de soupçon. Assurer le progrès social ? Personne n’est contre. Promouvoir une société de liberté ? On applaudit des deux mains. Une France active dans le monde ? C’est évident. Mais ce sont là des vérités premières, que nul ne songe à contester. On dira que de telles formules sont la loi du genre ; et que le Programme commun n’y avait pas échappé. Mais justement, l’actuelle majorité s’est bien gardée de recommencer cet exercice, toujours décevant et dangereux. L’opposition, par absurde mimétisme, est tombé dans ce piège depuis longtemps éventé.

Cela dit, cette apparence de programme est riche d’enseignements, dans sa banalité même. Ces équilibres prudents, ces balancements circonspects, nous feraient presque oublier que, pendant cinq ans, la droite a levé bien haut le drapeau de la révolte, en souhaitant publiquement qu’elle débouche sur une contre-révolution. MM. Chirac et Lecanuet, signataires de la « plateforme », ne se présentaient-ils pas comme les hérauts de la « république » contre un « marxisme » envahissant, les défenseurs sourcilleux des « libertés » menacées par le « collectivisme », les témoins angoissés de la faillite économique ? A n’en pas douter, de tels discours annonçaient un projet, immense et original, de redressement du pays.

Et puis rien. La longue série de pétitions de principes et de propositions anodines est en elle-même un aveu. La droite avoue que la réalité française ne correspondait pas à la description apocalyptique qu’elle en faisait, et qu’elle n’a pas de projet positif à opposer à celui qui est en train de s’accomplir. Pas de projet de société, ni même de projet pour gouverner. A lire la « plateforme » dans le détail, on s’aperçoit que l’opposition se contente de surenchérir vaguement sur ce qui se fait. La décentralisation existe. Elle deviendra « authentique ». Les libertés n’ont pas été détruites. On va « assurer le respect exigeant » de celles-ci. La nécessité d’une sécurité sociale est depuis longtemps reconnue. On va la « sauvegarder ». Cela signifie, en clair, que l’opposition reconnaît le bien fondé de réformes qu’elle avait très violemment contestées.

DETRUIRE

Faut-il cependant conclure que la droite mènerait, dans l’innocence retrouvée, une politique d’apaisement et de continuité ? Sous des titres toujours alléchants, qui promettent la liberté de l’économie et de la communication, l’affirmation de l’identité du pays, réapparaissent ou s’affirment les tentations pernicieuses exprimées au cours des cinq dernières années. 11 ne s’agit que de tentations, car rien ne dit que la droite sera fidèle à ses promesses. Mais, en l’état, cinq points au moins de cette « plateforme » sont inquiétants :

– En économie, la volonté de dénationaliser qui, s’il elle se traduisait par une action systématique, priverait l’Etat d’un instrument indispensable de la politique industrielle et favoriserait des puissances d’argent et des monopoles destructeurs de la liberté d’entreprendre.

– Sur le plan de la justice, l’abolition de l’impôt sur les grandes fortunes d’une part, la suppression de l’autorisation administrative de licenciement et les ambiguïtés du texte quant à la protection sociale d’autre part, sont à mettre en parallèle …

– Dans le domaine de la solidarité, le projet de révision du code de la nationalité paraît lourd de menaces de ségrégation et d’exclusion.

– En matière de Défense, a-t-on assez pesé les risques d’une aliénation de notre indépendance que comporterait une participation irréfléchie à l’initiative de défense stratégique américaine ?

– En ce qui concerne la « communication », la destruction annoncée du service public de l’audiovisuel et l’abolition de la loi sur la presse, qui laisseraient le champ libre à des groupes déjà trop puissants, iraient-elles vraiment dans le sens d’une « société de liberté » ?

A ces points négatifs, il faut ajouter une autre menace, inscrite nulle part, mais particulièrement redoutable. Les chefs de l’opposition ne cessent d’affirmer leur volonté de contraindre le président de la République à la démission, ou bien de réduire sa fonction à néant. Par un calcul tactique inspiré par la seule ambition personnelle, MM. Barre, Chirac et Giscard d’Estaing prennent, avec une incroyable légèreté, le risque d’une destruction des institutions. Il ne s’agit plus ici d’intentions et de promesses sur lesquelles il est toujours possible de revenir, mais d’une logique qui se déclencherait si la droite détenait en mars prochain la majorité absolue à l’Assemblée. Parce qu’ils défendent les institutions actuelles en souhaitant leur couronnement, les royalistes ne peuvent se faire les complices de cette entreprise de démolition.

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Editorial du numéro 442 de « Royaliste » – 29 janvier 1986

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