Dialogue des monopoles et des nations : entretien avec François Perroux

Fév 17, 1983 | Entretien

« Royaliste » a le plaisir d’accueillir une nouvelle fois M. François Perroux, professeur au Collège de France, président et fondateur de l’Institut de Science et de Mathématiques Appliquées (I.S.M.E.A.) à l’occasion de la publication de son nouveau livre : « Dialogue des Monopoles et des Nations ». L’entretien qu’on lira ci-dessous n’est qu’une introduction à la lecture de ce livre capital qui est à conseiller à tous ceux que la question économique préoccupe.

Royaliste : Le titre de votre dernier livre accroche l’attention. A la réflexion n’est-il pas ambigu. Dialogue ? ou Conflit, c’est-à-dire Dialectique ? Mais d’abord, comment pouvez-vous concevoir la nation comme une réalité économique, alors que les principales théories économiques semblent la nier ?

F. Perroux : Les théories dont vous parlez ont été élaborées à partir de conceptualisations telles qu’il leur était impossible d’atteindre le fait nation et, a fortiori, la réalité économique de la nation. Pourquoi ? Parce que ces théories conçoivent un marché entièrement séparé de son encadrement politique et social : il se réduit à un contact entre de petites unités, des entreprises, des individus, qui sont entièrement arbitrés par le prix de concurrence parfaite. Des trésors d’ingéniosité ont été déployés pour que ce prix soit considéré comme souverain. On suppose donc que toutes les unités qui interviennent sur le marché sont égales entre elles, qu’elles sont de dimensions analogues et qu’elles ne disposent d’aucune information autre que celle que leur transmet le prix (sur lequel elles n’exercent aucune influence). Par conséquent, l’agent, l’individu actif est éliminé, par construction l’inégalité entre les agents est niée et on obtient une mise en ordre, par le marché, d’individus fantomatiques qui ne méritent plus le nom d’hommes : un robot asservi à un système de prix ferait exactement ce que fait la petite unité de la théorie du marché, arbitre économique souverain.

Cette analyse exclut tout groupement organisé : famille, syndicat, région et, bien sûr, nation. Ce tour de passe-passe intellectuel conduit aussi à exclure les entreprises observables qui sont des ensembles hiérarchisés d’individus et à l’intérieur desquelles circule une information qui n’est pas seulement économique : le groupe humain qui constitue l’entreprise ne reproduit pas (heureusement) les définitions des manuels et les luttes syndicales montrent qu’il n’est pas simplement question, en ce cas, d’un ajustement des prix aux quantités. D’ailleurs, la théorie néo-classique a eu un peu honte de ses abstractions puisqu’elle a élaboré la théorie des « économies externes » qui prend en compte les facteurs qui ne dépendent pas de la volonté de l’entrepreneur et qui pèsent sur ses décisions (par exemple les caractéristiques d’une industrie ou d’une région). De même, la nation suscite des « économies externes » parce qu’elle est une réalité vivante et parce que l’information qu’elle répand exerce une influence sur les activités économiques. Ainsi, la nation est un milieu spécifique de circulation de l’information : on y parle la même langue, on participe des mêmes mœurs, on appartient à un même cercle de solidarité. Ce qui n’empêche pas la théorie néo-classique d’exclure, par définition, la nation.

Royaliste : Quel est le rôle et quelle doit être la place de l’Etat face aux entreprises qui composent la nation ?

F. Perroux : Qu’il s’agisse d’une grande firme dans une petite nation, ou d’une combinaison de grandes firmes dans une nation moyenne, il existe un seuil critique au-delà duquel cette grande firme qui a une structure et une dimension déterminées, se trouve en concurrence directe avec la puissance chargée de la définition et de la défense de l’intérêt général. Cette constatation vaut pour les firmes de production comme pour les firmes financières. Mais les premières n’ont pas seulement un rôle productif : elles ont un rôle et un pouvoir financiers en matière d’économie. Il suffit d’ouvrir un journal spécialisé pour constater cette réalité des groupes économiques et financiers et il est facile de mettre en évidence la coopération conflictuelle entre ces pouvoirs privés et la puissance publique.

Cette situation pose le problème de la définition d’un pouvoir politique à distance des intérêts, capable de les orienter et / ou de les arbitrer. On pose, fort poliment, que l’Etat est dans cette situation d’arbitrage. Or, une analyse élémentaire impose de douter des capacités réelles de l’Etat (quels que soient les personnels) d’orienter et d’arbitrer les intérêts dont il dépend. C’est le problème du financement des élections, ou encore celui des opérations dites publiques, une fois que le pouvoir a été défini par un procédé électoral. J’ai depuis longtemps soutenu la thèse qu’il n’y a pas de pouvoir entièrement légitimé dans l’ordre moral ; c’est pourquoi j’ai écrit que la politique commence au point où la violence cesse. Or, dans un Etat qui s’efforce de réaliser cet idéal, il ne fait pas de doute que la réduction des coûts de contrainte, du point de vue économique, et la réduction progressive de la violence, dans l’ordre social, sont des critères essentiels pour un jugement moral sur la portée d’un pouvoir.

Ainsi, le dialogue des monopoles et des nations s’établit d’abord entre des monopoles dits nationaux et des Etats dit nationaux : tout ce qui est national n’est pas nécessairement nôtre aujourd’hui, en l’absence même des multinationales.

Royaliste : Justement, comment analysez-vous ces multinationales ?

F. Perroux : En l’absence de multinationales, les structures des nations sont déjà inégales entre elles. Si on élimine la structure, on ne voit plus que l’opération marchande. Si on ne l’élimine pas, on constate la pesée des structures nationales sur les actes des nationaux – individus et entreprises à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Supposons maintenant que nous soyons capables d’analyser la politique américaine sans contestation possible. Les Etats-Unis avaient, avant l’attention portée à l’Europe, le choix entre deux politiques. La première consistait à approfondir leur consommation nationale par une élévation progressive et voulue des salaires, par un certain financement de la qualité de leur consommation – ce qui leur permettrait, avec un taux de profit des entreprises constant ou légèrement déclinant de donner un fondement quasi national à l’ensemble appelé « Etats-Unis ». Deuxième attitude possible : cette grande Nation-Empire ne veut pas développer sa consommation en profondeur parce qu’elle souhaite maintenir un niveau de salaires qui permette la concurrence extérieure. Et si le niveau des salaires n’y suffit pas, on passera à la création d’entreprises multinationales et transnationales. Alors on installera dans d’autres pays, non pas des firmes multinationales isolées, mais des réseaux de firmes multinationales, les unes de production, les autres d’information, les troisièmes de finance et de distribution de crédit. La justification est facile à trouver : « Il y a chez vous des marchés qui ne sont pas exploités à fond, nous arrivons, nous les exploitons, et nous vous rendons un service signalé parce que l’économie que nous suscitons est infiniment meilleure que celle qui est réalisée avec les moyens locaux. »

Mais si la nation est une organisation, une structure, une réalité vivante et historique, il est évident que l’intérêt national ne consiste pas à accepter des produits qui ne correspondent ni aux besoins ni aux goûts fondamentaux de la nation, à accepter des techniques qui ne tirent pas parti de cette complicité entre les hommes et les choses qui existent dans une nation, et un way of life qui n’est pas le way of life national. Est-ce une question de morale, d’esthétique ? Pas du tout. Notre façon de vivre est le fruit d’une très longue expérience, elle n’est pas sans rapport avec l’élaboration de la culture mais aussi avec son progrès qui ne se fait pas par introduction de formes culturelles très valables dans un milieu donné et non dans un autre.

Sous ce rapport, une autonomie de la nation tendant à réduire ses dépendances à l’égard de l’extérieur est parfaitement compatible avec une division internationale du travail donnant des résultats positifs, susceptibles d’être jugés dans l’ordre économique avec des critères très différents de ceux des néo-classiques. Donc, la tendance actuelle est l’imposition par la superpuissance d’un appareil de capital, d’information et de crédit à des structures nationales relativement faibles. Cela n’est pas nécessairement mauvais, mais que l’on ne dise pas que ce procédé doit être accepté en tant que tel sans analyse économique de ses conditions et de ses effets.

Royaliste : Le procédé économique dont vous parlez n’est-il pas celui qui assure aux firmes la plus grande «compétitivité» ?

F. Perroux : Le verbe concurrencer se conjugue à l’actif (« concurrencer », au passif « être concurrencé »), mais jamais « au neutre ». La concurrence est une activité, un jeu sportif qui aboutit au triomphe du meilleur. Mais « être compétitif », ce n’est pas seulement gagner une partie : c’est se mettre en conditions telles qu’on ait des chances de se trouver dans le peloton de tête au cours d’une suite de parties. La « compétitivité » se définit dans une durée. Ces remarques sont importantes car, au nom de la concurrence, on peut anéantir un pays. Par exemple, il y a une dizaine d’années, nos productions aéronautiques étaient fabriquées à des coûts cinq ou six fois supérieurs à ceux des Etats-Unis. Fallait-il en conclure que nos productions aéronautiques devaient être confiées à des firmes étrangères ? Ce n’est pas sûr du tout. Combien de temps a-t-il fallu aux Etats-Unis pour acquérir cette productivité supérieure à celle des pays européens ? En réalité, « être compétitif » sera se prononcer sur une structure qui donnera des résultats positifs, non seulement en termes de profits marchands, mais aussi en termes d’avantages productifs pour l’ensemble de la nation.

Cela signifie que l’Etat doit avoir une visée concernant la structure de l’ensemble national qui mette en état de développement les forces vives de la nation. Or, je constate que les gouvernements successifs sont ramenés à des positions de bon sens : on s’aperçoit qu’être compétitif est le fait de la totalité de la nation et non pas seulement d’un groupe d’entrepreneurs. Par exemple, le Franc tient lorsque le travail et les revendications salariales permettent qu’il tienne. Vous noterez à ce propos que le revenu salarial, après avoir été supposé fixé par le fonctionnement du marché, est devenu un revenu essentiellement discuté et ne devient un facteur de développement pour la nation qu’au moment où, dans son niveau et son adaptation, le salaire est consenti. Si bien qu’on perd son temps à répéter que le salaire est le prix du travail, que la productivité est le fait du travailleur et de l’entrepreneur, etc. Il s’agit d’un problème de participation de tout le travail national sous toutes ces formes à une œuvre qui est éminemment économique et politique.

• Royaliste : Vous montrez dans votre livre que le système économique n’est plus maîtrisé. Peut-on encore construire une théorie économique à partir de ce constat ?

F. Perroux : Il faut tout d’abord remarquer que les analyses en termes de cycles (Juglar) ou de mouvements de longue durée (les Kondratieff), ont été faites du point de vue du marché, des prix et des quantités, et non pas de l’ajustement des prix et des quantités dans une dynamique d’encadrement comportant un diagnostic sur le mouvement de la population, sur les institutions, la technique, l’innovation. L’analyse des mouvements longs reste donc à faire, d’autant plus que contrairement à la crise de 1929, celle que nous connaissons est planétaire.

Aujourd’hui, il est manifeste qu’il existe une surpopulation mondiale (à l’égard du système actuellement pratiqué) accompagnée d’un fléchissement en Occident de la propension à travailler et de la propension à innover. Mon ami Gérard de Bernis a fait, de cette crise, une présentation originale que j’apprécie au plus haut point : pour lui, des capitaux ont été importés dans des pays de dimensions moyennes et de structures faibles ; ils restructurent l’économie mondiale au détriment des structures nationales qui résistent cependant, parce qu’elles expriment les besoins et les aspirations des peuples historiques. En outre, Gérard de Bernis a tout à fait raison de penser qu’indépendamment des facteurs exogènes – le problème pétrolier parmi d’autres – cette crise a commencé dès 1968.

Les analyses neuves de Gérard de Bernis et de Daniel Dufourt qui a écrit une remarquable analyse systémique du monde, portent sur un objet évolutif que nous ne connaissions pas encore parfaitement. L’idée d’une crise due à des initiatives transnationales, à la restructuration du monde par des implantations de capital de production et de capital financier n’obéissant pas à la loi de l’intérêt général des peuples, est très féconde et doit être creusée. C’est du reste la décision que nous ayons prise à l’I.S.M.E.A., qui va consacrer une partie des recherches à l’examen analytique de ce qu’on appelle la crise générale, sans se préoccuper assez d’en caractériser la spécificité.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publié dans le numéro 376 de « Royaliste » –  17 février 1983

 

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