Jacques Solé est professeur émérite d’histoire moderne à l’université des sciences sociales de Grenoble. Dans un ouvrage récemment publié, il retrace l’histoire de toutes les révolutions qui se sont déroulées en Europe depuis 1914, des plus connues aux moins connues, en soulignant le rôle créateur de celles qui ne sont pas inscrites au registre officiel tenu par la gauche française. L’occasion nous est ainsi offerte de réfléchir sur une actualité qu’on présente comme « prérévolutionnaire » ou « révolutionnaire ».

Deux révolutions, celle de 1789 et celle de 1917, occupent l’imaginaire politique national. Non sans raisons car ce furent les plus radicales, les plus tragiques de toute l’histoire politique moderne. C’est en fonction de ces deux modèles que la Révolution est représentée comme fondation violente d’une nouvelle société et d’un nouvel homme, universalisables. Ce sont les images héroïques de la prise de la Bastille et de la prise du Palais d’Hiver qui hantent nos mémoires – pour exalter ou pour terrifier.

Jacques Solé consacre à ces grandes ruptures toute l’importance qu’elles méritent dans son panorama des révolutions (1). Mais il y a dans l’Europe moderne des révolutions d’un autre type et une dialectique de la révolution et des révolutionnaires qui permettent d’envisager la question sans se limiter aux entreprises des jacobins et des léninistes. En proposant une nouvelle typologie, l’historien de « La Révolution (française) en questions » (2) nous donne la pleine compréhension du phénomène révolutionnaire européen et nous permet de mieux discerner les chances et les risques d’une nouvelle révolution en France et à l’ouest de notre continent.

Trois types d’entreprises révolutionnaires sont ainsi distinguées : les révolutions réussies (sans révolutionnaires), les révolutions manquées (malgré l’ardeur des révolutionnaires), les révolutions victorieuses (grâce aux révolutionnaires).

Les échecs des révolutionnaires n’étaient pas toujours reconnus comme tels à l’époque où le marxisme était l’idéologie dominante : en Russie, les tentatives des décabristes en 1825, des socialistes et des populistes jusqu’à la première guerre mondiale, en France la défaite des Communards en 1871 et les déconvenues des socialistes et des syndicalistes européens avant 1917 étaient interprétées peu ou prou dans la perspective de la révolution bolchevique et du triomphe inéluctable du communisme. Or il s’agissait bien de défaites sans espoir de revanche pour les révolutionnaires. En France, le syndicalisme d’action directe, d’inspiration proudhonienne, se meurt avant 1914 et, en Europe de l’Ouest, le mouvement ouvrier suit une tendance réformiste. En Russie, les marxistes repentis participent activement à la vie culturelle, loin des thèses professées par les petits groupes révolutionnaires. C’est la guerre qui bouleverse les données comme le note Lénine en marge de Clausewitz : krieg ist revolution.

Les révolutions victorieuses ne rentrent pas toutes dans le schéma classique car Jacques Solé recense un grand nombre de révolutions libérales et de révolutions nationales qui donnent souvent naissance à des monarchies. C’est le cas des révolutions dans les Balkans au cours du 19ème siècle : victoire de la révolution en Serbie et instauration de la première dynastie nationale au cours des années trente; guerre de libération en Grèce en instauration de la monarchie en 1832 ; en Bulgarie, avènement du tsar Ferdinand en 1908 ; instauration d’une monarchie nationale en Roumanie puis en Albanie… C’est le cas des révolutions libérales qui triomphent au Portugal, en Belgique et en Suisse qui adopte une organisation fédérale en 1847. La fondation de la nation sera violente au Portugal (où la monarchie sera renversée en 1910), en Suisse, en Irlande qui se constitue en république en 1916.

Monarchiques ou non, toutes ces révolutions nationales sont républicaines : elles instaurent un état de droit sous la forme d’un régime parlementaire et la démocratie s’inspire en général des modèles français et britanniques. La Confédération helvétique est un cas particulier qui se caractérise par une sortie de l’histoire.

Jacques Solé souligne un point paradoxal qui disqualifie le schéma léniniste : pendant l’entre-deux-guerres, quand la dictature du prolétariat paraissait inscrite dans le sens de l’histoire, l’Internationale communiste et ses révolutionnaires professionnels n’ont connu en Europe que de cinglantes défaites – en Hongrie, en Allemagne, en France, en Espagne… Et ce sont des partis communistes groupusculaires qui recevront le pouvoir après la conquête de la Pologne, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Bulgarie par les troupes soviétiques. La Yougoslavie titiste et l’Albanie font exception, grâce aux succès militaires de la résistance communiste et au prix de la guerre civile sur le territoire yougoslave. Au contraire, les révolutions anticommunistes de la fin du 20ème siècle sont à la fois nationales et libérales puisqu’elles instituent sur une identité historique pleinement retrouvée des régimes parlementaires (Pays baltes, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Pologne, Bulgarie, Roumanie).

Parmi les révolutions victorieuses, il faut bien entendu accorder une place éminente à la révolution bolchévique de 1917 qui bouleverse pendant plusieurs décennies la géopolitique du continent européen. Mais la tradition révolutionnaire européenne dominante, au 19ème et au 20ème siècle, est celle de révolutions libérales et nationales – peu ou pas violentes et positives dans leurs effets. Pourtant, ce sont les révolutions antidémocratiques, violentes, dictatoriales ou terroristes, qui continuent de fasciner -celle de 1792-1793 en France, celle de 1917 évidemment – et qui nous sont les plus familières (18 Brumaire, 2 Décembre).

Les révolutions sans révolutionnaires doivent retenir l’attention de ceux qui souhaitent aujourd’hui une profonde transformation économique et sociale et des changements de grande ampleur dans les relations internationales. Comme ce souhait est largement partagé dans notre pays (rejet du « traité constitutionnel », manifestations de 2006 contre le CPE, révolte de plus en plus massive contre l’oligarchie) il est certain que nous sommes dans une période pré-révolutionnaire. Mais de nombreux citoyens estiment qu’une révolution est impossible faute de parti révolutionnaire – les groupes d’extrême gauche ne parvenant pas à construire une organisation capable de vaincre l’oligarchie.

Cette analyse n’est pas convaincante car elle reste prisonnière du vieux schéma jacobino-léniniste de l’avant-garde portée par une histoire naturellement progressiste et révolutionnaire. Pour recruter des militants, il est sans doute efficace d’affirmer que la victoire des révolutionnaires est inéluctable mais c’est historiquement faux. Jacques Solé consacre le premier chapitre de son livre à ces « quatre surprises parisiennes » que furent les révolutions de juillet 1789, juillet 1830, février 1848, septembre 1870. Ce sont toutes des « révolutions sans révolutionnaires », accomplies par la foule et par des meneurs qui, selon la formule consacrée, savaient qu’ils faisaient l’Histoire sans savoir quelle histoire ils faisaient. Les familiers du triangle Bastille – République – Nation et des boulevards de Marseille, de Toulouse et de tant d’autres villes (les mouvements populaires sont plus immédiatement et plus massivement nationaux qu’autrefois) savent que le peuple français reste fidèle à lui-même et toujours surprenant – d’abord parce qu’il a su rester, malgré les aspects dissolvants de la modernité, un peuple politique qui donne spontanément un sens politique à ses révoltes. Voilà qui permet d’attendre avec un peu moins d’impatience une nouvelle surprise révolutionnaire et de s’y préparer.

Jacques Solé attire notre attention sur un second point, non moins intéressant : les « révolutions sans révolutionnaires » peuvent être accomplies par des hommes qui sont habituellement décrits comme conservateurs, traditionnalistes, réactionnaires. Tel est le cas des « révolutions créatrices » qui ont lieu pendant et après la seconde guerre mondiale en Italie (révolution monarchique puis antimonarchique), en Allemagne, en Espagne avec Juan Carlos, en France de 1944 à 1946 puis de 1958 à 1962 avec le général de Gaulle.

La révolution juan-carliste peut inspirer des princes français car le fils du comte de Barcelone n’a pas passé sa jeunesse à attendre qu’on vienne le chercher : dans la fidélité à sa tradition, il s’est lui-même « construit » comme futur roi face à Franco. Les révolutions gaulliennes ne sont pas reproductibles à l’identique (elles résultent de la deuxième guerre mondiale puis de la guerre d’Algérie) mais elles montrent que l’Etat, dès lors qu’il est restauré, peut réussir des révolutions économiques et sociales (la Sécurité sociale, les nationalisations, le plan) et une révolution politique sans déchaîner la violence. Ces réussites s’expliquent en partie par le fait que le projet révolutionnaire a été élaboré dans les années qui ont précédé la prise du pouvoir : dès 1942 à Londres puis à Alger et en territoire occupé, puis au lendemain de la Libération. De ce point de vue, les partisans de la nouvelle révolution ne sont pas en retard : le programme de lutte anti-crise et de rénovation économique et sociale est déjà rédigé. Mais il leur manque le maître d’œuvre que fut le général de Gaulle. C’est l’absence d’un rassembleur qui ralentit aujourd’hui le mouvement révolutionnaire. Elle ne sera pas compensée par la construction d’un personnage médiatique – la révolution se fait et se fera contre les médias – ou par un comité de parlementaires de gauche découvrant sur le tard les plaisirs de la radicalité verbale. Faute de recours qui se désignerait comme tel, il faut continuer de croire au génie d’un peuple qui n’a, quant à lui, jamais renoncé.

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(1) Jacques Solé, Révolutions et révolutionnaires en Europe, 1789-1918. Folio histoire/inédit, Editions Gallimard, 2008.

(2) Cf. Jacques Solé, La Révolution en questions, Editions du Seuil, « Points histoire », n°98, 1988.

 

Article publié dans le numéro 948 de « Royaliste » – 2009

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