Des palais du Chah aux prisons de la révolution

Avr 20, 1992 | Chemins et distances

 

Ehsan Naraghi est sociologue et historien. Fondateur de l’Institut de recherches sociales à Téhéran, il a eu de nombreux entretiens avec le chah d’Iran dans les derniers mois de son règne puis a été emprisonné par les islamistes. Témoin particulièrement lucide de la révolution khomeyniste, son analyse clairvoyante des faiblesses du Chah et des fautes de la famille royale est riche d’enseignements…

Royaliste : Pourriez-vous nous donner un bref aperçu de l’histoire de la monarchie dans l’Iran moderne ?

Ehsan Naraghi : La famille des Pahlavi (celle du dernier souverain) a été précédée par celle des Kadjar, qui a régné depuis le début du 19ème siècle – elle eut alors des relations très intéressantes avec Napoléon – et pendant une partie du 20ème siècle. La monarchie avait alors évolué vers une forme constitutionnelle ; en 1906, sous la pression des modernistes, une Constitution inspirée de l’exemple belge fut adoptée ; elle s’appuyait sur trois piliers – le clergé, la monarchie et la souveraineté nationale. Il est important de noter que le clergé chiite, pour qui le roi ne pouvait régner qu’au nom de l’Iman caché, avait beaucoup de peine à accepter une codification des lois : d’où le rôle dévolu à cinq grands religieux, des ayatollahs, qui avaient droit de veto sur les lois qui n’étaient pas conformes aux principes coraniques. Mais cet article de la Constitution n’a été vraiment respecté que pendant la première législature.

Royaliste : Pourquoi y a-t-il eu un changement de dynastie ?

Ehsan Naraghi : Dans l’esprit de cette réforme constitutionnelle, des réformes administratives et judiciaires furent effectuées mais l’enseignement ne fit pas de progrès, bien que l’école laïque, importée en Iran par des ressortissants étrangers, ait été l’une des causes de la révolution. En outre, la Constitution n’a pas pu fonctionner et la vie politique du pays a été perturbée par le courant révolutionnaire inspiré par la Russie, par la crainte du complot alimentée par une franc-maçonnerie élitiste et trop cosmopolite au goût du pays, et par le fractionnement de la vie parlementaire. D’où une situation d’anarchie et de conflits internes, l’occupation du pays pendant la Première Guerre mondiale par les Russes, les Anglais et les Ottomans. Cette situation a assuré le succès de la révolution faite par Reza Chah qui promettait l’ordre et la sécurité.

C’est ainsi que la dynastie Kadjar a été remplacée par celle des Pahlavi qui a promis la modernité et la laïcité – mais sans donner la liberté. Reza Chah, imitant Atatürk, a interdit totalement le voile des femmes – ce qui permet de comprendre l’importance donnée au tchador par Khomeiny.  D’autre part, le Chah a modernisé l’économie et les finances avec l’appui des Anglais et, fait notable, a envoyé son fils en Suisse pour qu’il reçoive une éducation européenne.

Après la guerre, le problème de l’intervention étrangère s’est à nouveau posé – qu’il s’agisse de l’influence anglaise ou de l’influence que les Soviétiques exerçaient d’abord par leur présence militaire dans le nord du pays puis par l’intermédiaire du parti communiste Toudeh. Ce problème a été résolu avec habileté par l’Iran avec l’appui des Américains en 1948. Vous savez qu’en 1951 l’Iran a décidé la nationalisation du pétrole par Mossadegh, qui a été ensuite appelé aux affaires par la Chambre. Mais en 1953 Mossadegh a été chassé par un coup d Etat organisé par les Américains et le Chah a pris effectivement le pouvoir : à partir de cette date l’Iran a connu une dictature qui a duré jusqu’à la révolution khomeyniste. Cette dictature a été soutenue par les Etats-Unis qui ont, en ce qui concerne l’influence étrangère, remplacé les Anglais.

Royaliste : Cette dictature a procédé à des réformes…

Ehsan Naraghi : Oui. L’une a concerné le vote des femme et l’éligibilité des femmes au Parlement, pour faire plaisir aux Américains. L’autre, la réforme agraire, a été à l’origine de l’affrontement entre le Chah et les mollahs. La première offensive des mollahs a porté sur la Constitution de 1906, qui accordait un droit de veto aux chefs religieux. Notez bien, à ce propos, que la situation iranienne ne saurait être comparée à ce qui se passe actuellement en Algérie : il y avait dans mon pays ce droit légitime des religieux qui était reconnu par la Constitution, et l’existence d’un clergé indépendant de l’Etat qui trouvait ses ressources dans le don (un cinquième du revenu) que chaque croyant faisait pour assurer le fonctionnement du système clérical.

Donc, Khomeiny a pris une position d’opposition radicale à l’égard du Chah, et a dénoncé notamment l’influence américaine. Ce qui a abouti à une première insurrection, qui a été écrasée, et Khomeiny a été obligé de s’exiler. Le Chah a alors cru bon d’insulter les religieux en des termes tels que le directeur de la radio a censuré cette diatribe. A ce moment-là, j’ai écrit un article disant que, avec ces attaques de Sa Majesté, il fallait s’attendre à ce que les religieux chiites déclenchent un mouvement révolutionnaire dans les dix ou quinze années à venir. De fait, le clergé, qui était à l’origine un mouvement réactionnaire, a sorti de l’arsenal chiite tout ce qu’on pouvait trouver comme arguments pour que la religion islamique apparaisse comme une doctrine de contestation sociale et un romantisme révolutionnaire très attrayant. Ce qui fait qu’en quelques années, la religion, qui avait été abandonnée par la jeunesse, a connu un spectaculaire regain. Les jeunes demandaient des mosquées pour prier, mais ces mosquées devenaient des lieux de contestation.

Royaliste : Comment ce mouvement a-t-il été analysé par le pouvoir ?

Ehsan Naraghi : Les services secrets – la Savak – et les technocrates qui entouraient le Chah ne voyaient pas ce phénomène de contestation parce qu’ils étaient obsédés par le communisme. La Savak était une organisation créée par les Américains, et conçue sur le modèle du KGB, chargée de prévenir une révolution commanditée par l’Union soviétique. Comme c’était une révolution communiste qui était redoutée, les experts prévoyaient que, si cette révolution se déclenchait, le clergé soutiendrait immédiatement la monarchie. Ils n’ont pas vu que le clergé constituait la véritable force révolutionnaire, qui se cachait sous un discours libéral et social. Ajoutez à cela que, lorsque le clergé a déclenché les premières manifestations, une répression brutale a provoqué un cycle de manifestations et de violences qui a évidemment avantagé l’opposition religieuse. Mais ces manifestations continuaient à être attribuées à l’opposition communiste, aux soviétiques, alors que les gens du bazar envoyaient dans le même temps des millions à Khomeiny : le pouvoir ne voyait pas qu’il s’agissait d’une révolution religieuse, financée de l’intérieur du pays, par la bourgeoisie elle-même !

Royaliste : C’est dans cette période que vous avez rencontré le Chah…

Ehsan Naraghi : Oui. Le Chah méprisait les intellectuels, et plus encore ceux qui, comme moi, mettaient publiquement en cause le mode de développement technocratique auquel le pays était soumis. Le Chah ne comprenait pas pourquoi tout ce qu’il avait fait pour l’Iran – les routes, les aéroports, toute cette modernisation – pouvait être contesté. Alors, au cours de notre premier entretien, j’ai dit au Chah des choses très dures, puis j’ai essayé de lui montrer ce qui pouvait être fait.

Royaliste : Quelles sont les causes principales de la chute du roi ?

Ehsan Naraghi : Qui a détruit la monarchie en Iran ? Les Américains. Qui a détruit l’idée du roi en Iran ? Les Américains. Dans le mot de roi, il y avait pour les Iraniens une idée merveilleuse, une évocation du beau et du bien, un sens mystique qui venait de l’ancien Iran. Le roi symbolisait toutes les vertus, tout ce que l’homme a de beau dans son cœur. C’est un point que j’ai fait remarquer au Chah : partout des statues, des portraits de lui… Trop de présence, trop d’ingérences avaient fini par le banaliser et le discréditer aux yeux de la population. Le roi m’a reproché alors de parler comme les occidentaux. En guise de réponse, je lui ai fait remarquer que dans le jeu d’échecs, qui a comme vous le savez été inventé en Orient, le mouvement du roi est limité aux cases voisines, alors que les autres pièces ont une bien plus grande liberté de mouvement. En fait, les Américains avaient fait du Chah, du roi de la tradition persane, un manager, un directeur général de la société d’exploitation de l’Iran, comme je le lui ai dit un jour. Tout le symbolisme de la monarchie a disparu, le Chah se laissant traiter d’égal à égal par les hommes d’affaires américains. Dès lors, on pouvait décider d’en changer comme on change de manager. Par leur inculture, leur naïveté, leur absence de connaissance du pays, leur volonté d’imposer partout le même style de vie, les Américains ont détruit l’idée même du roi.

Royaliste : Vous êtes également très dur pour le Chah et plus encore pour la famille royale…

Ehsan Naraghi : Oui, parce que le Chah a cessé d’être l’incarnation du principe de justice, qui figure parmi les principales vertus de la tradition monarchique persane. Le peuple n’y comprenait plus rien : le Chah n’était plus le symbole des vertus, ni le roi démocrate. Dans l’exil, la famille royale iranienne a commencé à parler du roi d’Espagne – qu’on n’évoquait pas quand elle régnait. Mais le roi d’Espagne est un roi moderne ; c’est le symbole de l’identité du pays, et il incarne pleinement son rôle parce qu’il y croit. Le roi d’Iran ne pouvait être à la fois « l’ombre de Dieu » comme le disait la Constitution, et en même temps être un manager. Il ne pouvait être le roi et laisser sa famille faire des affaires et s’enrichir de façon inouïe. J’en ai fait le reproche au roi, qui était tout étonné : comment, m’a-t-il dit, ma famille ne peut pas faire des affaires, elle n’est pas comme les autres ? Je lui ai fait remarquer que, dans les cérémonies officielles, les membres de la famille royale passaient avant les ministres – ce qui montrait bien qu’ils n’étaient pas comme les autres, que les privilèges de rang impliquaient des obligations. Mais la famille du Chah voulait les privilèges sans les obligations : la princesse Achraf, sœur du roi, pouvait se permettre de demander un million de dollars au Premier ministre pour compenser ses pertes de jeu à Juan-les-Pins. Il va sans dire que ce comportement a été catastrophique pour le régime. Le drame du Chah a eu pour origine sa faiblesse et sa timidité, qui le plaçaient sous l’influence pernicieuse de sa sœur – influence d’autant plus forte que la princesse Achraf avait aidé le roi pendant les premières années. La révolution est en grande partie le produit de cet homme trop faible et de cette famille trop riche, face à Khomeiny qui était un homme sobre et plein de détermination. C’est ainsi que Khomeiny a abattu le Roi des rois, et conduit le pays à une catastrophe dont il ne se relèvera pas de sitôt.

Royaliste : Peut-on attribuer à la révolution khomeyniste une cause déterminante ?

Ehsan Naraghi : Un jour qu’on m’avait battu en prison, le juge me demanda si je n’avais pas de ressentiment à l’égard de ceux qui me battaient. Je lui ai répondu que non. Chaque fois que le gardien me donnait un coup, je me disais « Qui me le donne ? ». Et je comptais ; x{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} c’est le Chah, x{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} ce sont les Américains etc. Le pauvre gardien n’y était pour rien ! J’ajoute que les pays occidentaux dans leur ensemble n’ont jamais voulu reconnaître leur responsabilité dans la révolution iranienne ; ils ont tout mis sur le dos du Chah, mais celui-ci était leur produit.

***

Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 578 de « Royaliste » – 20 avril 1992.

Ehsan Naraghi est l’auteur d’un livre : Des palais du Chah aux prisons de la révolution, paru chez Balland dans la collection Le Nadir dirigée par Jean-Pierre Péroncel-Hugoz.

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