Derniers jours avant la révolution

Oct 3, 1994 | la lutte des classes

Derniers jours avant la révolution. Tel est le titre du nouvel essai de Bertrand Renouvin qui paraîtra le 12 octobre prochain aux éditions Lattès. L’auteur évoque ici les principaux foyers de crise, et pose les jalons d’une révolution effectivement libératrice.

Sylvie Fernoy : Le titre de ton dernier livre est frappant, mais de quelle révolution s’agit-il ? D’un royaliste, on attend qu’il parle des derniers beaux jours avant la Révolution de 1789…

Bertrand Renouvin : Il est peu question dans ce livre de la Révolution française et je me méfie trop des comparaisons historiques pour tenter un parallèle entre l’Ancien Régime finissant et l’époque que nous sommes en train de vivre. Loin des grandes fresques, j’ai voulu rappeler que l’Europe était à nouveau entrée dans une période de bouleversements profonds, et dire que la France n’échapperait pas à ce mouvement d’ensemble – malgré ses tentations réactionnaires et son raidissement conservateur.

Sylvie Fernoy : Proclamer que nous vivons les « derniers jours » avant la révolution, c’est prendre un sacré risque – surtout si Édouard Balladur est élu.

B.R. : Je ne me suis pas placé dans la perspective de l’élection présidentielle, et le triomphe du conservatisme en mai 1995 ne démentirait pas nécessairement ma prédiction. Bien sûr, ces « derniers jours » sont une figure de style, et je n’annonce pas la révolution pour après-demain matin. Il est possible d’anticiper en politique, mais pas au point de fixer les dates ! D’ailleurs, il ne faut pas penser la révolution qui vient selon les images héroïques de la prise de la Bastille ou du Palais d’Hiver, des combats de rues et des barricades. La plupart des révolutions qui se sont déroulées à l’Est à partir de 1989 ont été peu violentes (surtout au regard des violences subies par les populations vivant en régime soviétique) et les transformations profondes qui ont lieu ou qui auront lieu à l’Ouest ne se produiront sans doute pas selon les schémas insurrectionnels du passé.

Sylvie Fernoy : A te lire, on s’aperçoit très vite que tu souhaites cette révolution, dont tu dis qu’elle sera libératrice. C’est ajouter aux paradoxes qu’on nous reproche une provocation qui risque de ne pas être comprise.

B.R. : Tu remarqueras que ces fameux « paradoxes » deviennent en quelques années des évidences. On s’étonnait il y a dix ans que nous puissions nous déclarer royalistes et démocrates : c’est maintenant une position qui va de soi. Certains sont encore surpris que les royalistes que nous sommes se déclarent rigoureusement républicains. Cela va sans dire lorsqu’on définit la République  comme État de droit, comme gouvernement légitime : Blandine Kriegel nous a donné sur ce point tous les éclairages philosophiques et politiques nécessaires.

Rassure-toi : on trouvera bientôt normal que des royalistes se passionnent pour le mouvement de l’histoire, pour les mutations politiques, pour les bouleversements sociaux : la monarchie capétienne a présidé ces changements, a favorisé certaines de ses dynamiques, a orienté l’histoire, jusqu’au moment où elle a par trop hésité entre l’ancienne société d’ordres et nouveau monde qu’elle avait d’ailleurs engendré. Et puis, dois-je rappeler que nous sommes les enfants de Mai 1968 et que j’ai plaidé en 1981 pour une « révolution tranquille » ? Ne nous laissons pas impressionner par les étiquetages dans lesquels les médias se complaisent : les citoyens que nous sommes doivent se soucier des transformations qui s’opèrent, et de celles qui sont à mettre en œuvre.

Sylvie Fernoy : Selon quels critères ?

B.R. : Toujours les mêmes depuis le commencement de notre civilisation : la justice et la liberté, la justice comme moyen de la liberté. Ce qui suppose certaines conditions institutionnelles – à demi-réalisées par la 5ème République – et une transformation radicale des structures économiques et sociales. C’est indiquer les enjeux de la révolution qui vient. Il ne s’agit plus de « prendre le pouvoir » pour le changer de fond en comble : la révolution gaullienne a été accomplie entre 1958 et 1962 et il faut préserver ses acquis. Mais nous subissons par la faute de l’idéologie du marché (le « libéralisme économique ») une effrayante régression économique et sociale dont les conséquences ne sont plus à décrire : le chômage frappe ou menace presque tous les citoyens, la misère est présente à tous les coins de rue. Insolence de l’argent, exploitation du plus grand nombre, tels sont les effets du capitalisme sauvage que les socialistes ont favorisé.

Sylvie Fernoy : Serais-tu devenu marxiste ?

B.R. : Cette accusation bouffonne a été répandue par des dirigeants patronaux dont j’ai pu mesurer récemment l’inculture et la bêtise. Il est vrai que Marx revient ces temps-ci sur la scène intellectuelle, mais je continue de me situer en dehors de sa problématique – tout simplement parce que je défends le principe de l’autonomie possible et nécessaire du pouvoir politique. Je montre dans mon livre que la révolution doit avoir pour premier souci de défendre et de renforcer l’État de droit, le sens de l’État, la démocratie représentative, afin de redonner vie à la citoyenneté, afin d’éviter les dérives dictatoriales ou totalitaires qui peuvent pervertir tout mouvement révolutionnaire. Je fais sur tous ces points des propositions précises que nos lecteurs connaissent déjà puisqu’elles s’inspirent précisément des résolutions de nos congrès.

Sylvie Fernoy : Tu parles d’une situation révolutionnaire : est-elle seulement due aux effets de la gestion libérale ?

B.R. : Que la situation soit révolutionnaire, beaucoup en conviennent y compris en très haut lieu. Mais on confond souvent la révolution et les mouvements de révolte qui éclatent dans certains quartiers ou qui jettent dans la rue tel ou tel groupe social. Ce sont là des symptômes de crises majeures que j’examine de près : crise de la représentation politique, souvent décrite ; crise de la décision politique, dont les milieux dirigeants sont conscients mais qu’ils sont incapables de résoudre ; agonie du milieu dirigeant, encore mal perçue et sur laquelle j’insiste. On commence à s’apercevoir que la caste dirigeante industrielle et financière est corruptrice et corrompue ; on ne mesure pas à quel point elle est séparée de la société, à quel point elle ignore les conditions d’existence des citoyens ordinaires, à quel point elle est contestée et détestée par les « soutiers » de la société industrielle, par les diverses catégories de serviteurs qu’elle emploie et qu’elle exploite – qui savent tout de leurs maîtres (leur fausse compétence, leur inculture, leurs filouteries) et qui supportent de plus en plus mal leur arrogance. Dans tous les domaines – celui de la politique, de la gestion économique, de la morale – le milieu dirigeant est en train de perdre sa légitimité, son autorité, son crédit. Et le fait que les voies de la promotion sociale se ferment les unes après les autres rend la situation explosive : un peuple confronté au chômage, à la précarité, à l’exclusion, ne supportera pas indéfiniment les discours sur la régulation par le marché, ni les appels à l’effort et au sacrifice lancés par des universitaires et par de hauts fonctionnaires dont le confort ne sera jamais menacé, ou par des patrons qui gagnent entre 1 et 10 millions de francs par an.

Sylvie Fernoy : Dans ton livre, tu évoques bien rapidement les socialistes.

B.R. : Beaucoup de dirigeants socialistes adhérent à l’idéologie économique dominante et se confondent avec ces « bourgeois du crépuscule » que j’évoque dans un chapitre ; d’autres se complaisent dans les règlements de comptes et se partagent les dernières dépouilles. J’ai voulu dans ce livre évoquer le présent et l’avenir, dont ils sont aujourd’hui exclus. Les critiques vives et parfois virulentes que nous leur avons adressées au cours des deux septennats de François Mitterrand étaient malheureusement justifiées… Il m’a paru inutile de tirer sur l’ambulance rose, mais je me penche sur le cas de Bernard Tapie et je montre en quoi il est proche de Jean-Marie Le Pen. Les deux phénomènes sont le produit de la crise des élites, et représentent une même négation du politique en tant que tel. C’est dire à quel point les deux courants sont dangereux.

Sylvie Fernoy : Plus généralement, tu dénonces la « haine du politique ». Qu’est-ce que cela signifie ?

B.R. : Contrairement à ce qu’on dit depuis la déroute du marxisme, notre époque n’est pas celle de la fin des idéologies. Au contraire, nous avons vu se développer depuis une dizaine d’armées quatre idéologies fortes et terriblement attrayantes qui récusent ou qui pervertissent le souci politique : les idéologies du Marché, de la Nature, de l’Ethnie et de la Communication ont en commun cette subversion du Politique et entretiennent en elles des relations que je m’efforce d’établir. Chacune à sa manière, ces idéologies nient la temporalité historique, la rationalité, les médiations sociales, et l’universel. C’est dire combien nous sommes fondés, comme royalistes et comme promoteurs du civisme res-publicain, à combattre à la fois le libéralisme économique, le national-populisme, l’écologisme des Verts et le discours sur la Communication. En Italie, l’alliance des néo-fascistes et des régionalistes sous l’égide du grand communicateur Berlusconi montre l’actualité de cette menace subversive.

Sylvie Fernoy : Les questions qui concernent directement le royalisme sont-elles évoquées dans cet essai ?

B.R. : Oui. Comme complément à certains chapitres et sous une forme aussi concise que possible, je reviens sur la définition de la République, sur la question de l’identité nationale, sur les bons et les mauvais côtés de la monarchie élective. J’évoque aussi notre campagne prémonitoire contre Philippe de Villiers, et je tords le cou à la légende du « royalisme de gauche ».

Sylvie Fernoy : Mais ce royalisme, le nôtre, est ou se veut révolutionnaire…

B.R. : Il est révolutionnaire aux deux sens du terme : retour sur le passé pour en retenir ce qui demeure vivant, mais aussi projet de transformation radicale de notre système économique et de notre société. J’ajoute que ce projet est tout le contraire d’une destruction : il s’agit de sauver le politique – pour garantir la justice et la liberté – et par conséquent de s’opposer aux entreprises de subversion que je viens d’évoquer. Dans cette œuvre de résistance et de révolution, beaucoup de citoyens qui n’adhérent pas à notre projet institutionnel peuvent se retrouver et s’associer pour agir.

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Entretien publié dans le numéro 627 de « Royaliste » – 3 octobre 1994.

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