Défense et illustration du politique

Oct 22, 1990 | Res Publica

 

Le général de Gaulle disait que la politique de la France ne se faisait pas à la corbeille. Serait-elle désormais conduite au gré des sondages d’opinion ? Telle est la conviction qu’exprime Jean-Marie Colombani, après d’autres journalistes, dans un article consacré au « face-à-face Mitterrand-Le Pen » (1). Pertinent quant à l’attitude lepéniste face à la crise du Golfe, notre confrère nous livre, comme une évidence, une analyse stupéfiante de la manière dont le président de la République « gère » l’affaire irakienne.

Jean-Marie Colombani nous présente en effet un chef de l’Etat « dosant soigneusement – attentif en cela aux évolutions de l’opinion – la solidarité et l’indépendance à l’égard des Etats-Unis, la fermeté et la logique de paix à l’égard de l’Irak ». En outre, cette crise lui aurait « déjà permis d’opérer un redressement spectaculaire dans l’opinion et de restaurer le règne de la monarchie républicaine ». Mais ce président qui a « su coller parfaitement à l’opinion » aurait, en cas de conflit ouvert, bien du mal à « gérer » les contradictions ou le retournement de celle-ci.

Avant de montrer la fausseté de cette analyse, il faut souligner son insigne légèreté. Libre de croire à la souveraineté, non du peuple, mais des sondages, J.-M. Colombani ne peut poser a priori que le président de la République soumet la politique extérieure de notre pays aux pourcentages publiés par la SOFRES, ni suggérer sans le moindre argument que la crise du Golfe avait été l’occasion de la restauration d’un pouvoir dont nous ignorions par ailleurs l’effacement. La seconde assertion est évidemment la plus grave puisqu’elle tend à accréditer l’idée que le chef de l’Etat a pris le risque de la guerre pour rétablir son autorité. Si les journalistes ont droit à toutes les hypothèses et à tous les soupçons, encore faut-il que l’affirmation ne tienne pas lieu de démonstration et que, faute de preuves, le champ soit laissé ouvert à d’autres investigations. Or J.-M. Colombani ne daigne même pas évoquer ce que disent les porte-paroles autorisés et affecte d’oublier tout ce qui peut, hors de son schéma d’interprétation, fonder les décisions politiques d’un chef d’Etat.

Partiale, ou du moins partielle, l’explication de notre confrère révèle des tendances ou des modes qui gagnent la profession : celle de la psychanalyse sauvage qui fouille l’inconscient des politiques pour mettre à jour leurs calculs et leurs pulsions ; celle, inspirée des pratiques et de l’idéologie de la communication, qui consiste à réduire les actes aux « coups médiatiques », les personnes à leur « image » publicitaire, et leurs engagements à des opérations sur le marché de l’opinion. Vision cynique, puisqu’il n’y a plus que des intérêts égoïstes, et secrètement nihiliste puisque les valeurs et les convictions sont tenues pour inexistantes.

PRINCIPES

Contestables sur le fond, ces procédés interprétatifs faussent le jugement. Faute de savoir démêler l’écheveau des calculs et des passions, faute de pouvoir retracer le chemin, jamais solitaire, d’une décision, il est sage de s’en tenir à l’analyse de la pensée exprimée et des actes accomplis, en prenant leur cohérence pour critère. Quant à la politique de François Mitterrand, l’exercice me parait donner un éclairage suffisant. Il suffit de relire ses « Réflexions sur la politique extérieure de la France » pour remettre en perspective les choix du Président. On y apprendra que notre politique extérieure repose sur des principes – et d’abord sur celui de l’indépendance nationale qui implique l’autonomie de notre diplomatie et de nos engagements militaires. On vérifiera que ces principes ne tiennent pas à des préférences ou des goûts singuliers, mais s’inscrivent dans le sillon « creusé par le destin bientôt millénaire de la plus ancienne nation d’Europe ». On s’apercevra aussi que ce Président, si soucieux de la tradition nationale et du projet français, n’a pas attendu la crise du Golfe pour défendre le principe de l’intégrité des Etats et pour tenter de faire prévaloir au Proche Orient les résolutions du Conseil de sécurité. Quant à la relation avec le peuple français, il est clair qu’elle ne tient pas à l’analyse des sondages mais à un pacte « enraciné dans l’inconscient collectif de la Nation » (idée juste mais formulation discutable) qui fait du chef de l’Etat le garant de l’indépendance nationale et de la sécurité du territoire.

RES PUBLICA

Tels sont les principes. II est évident que leur traduction diplomatique et militaire ne va pas sans risques graves. A l’heure où j’écris, la logique de guerre n’est pas enrayée et les chances d’une solution négociée des conflits du Proche Orient demeurent problématiques. Si toutes les craintes sont justifiées quant à l’issue de la confrontation et quant au terrible coût d’une guerre que la France s’efforce d’éviter sans être certaine d’y parvenir, je tiens pour assuré, à l’encontre de J.-M. Colombani, que notre politique ne variera pas d’un pouce si l’opinion se retourne et qu’elle ne découle pas de la volonté de restaurer une autorité qui n’a jamais été contestée.

Attendue, presque obligée, cette défense de la politique présidentielle par un « royaliste mitterrandien » ? L’intention est en fait bien plus vaste. Il s’agit de défendre le politique en tant que tel, sa raison propre, son autonomie, sa symbolique (2), contre l’utilitarisme qui le réduit au calcul intéressé, contre l’idéologie communicationnelle qui nie la « pointe inaltérable » de la décision politique et qui voudrait nous faire croire que le gouvernement d’un pays – affaire de temps, de mémoire, de volonté, de principes et de projets – n’est plus que soumission à des sondages d’autant moins rigoureux qu’ils modifient eux-mêmes les comportements. Il s’agit de rétablir la distinction entre l’expression instantanée, diverse et contradictoire des idées, des passions et des intérêts, et la représentation politique, unifiante par fonction, où la légitimité est en jeu (2). Il s’agit, somme toute, de sauver la République qui est sans paradoxe monarchique dans sa définition, au sens où il faut l’unité et l’indépendance de la décision pour faire prévaloir le bien commun.

***

(1) « Le Monde », 7-8 octobre.

(2) Cf. Lucien Sfez, La Symbolique politique, Que Sais-je ? 1988.

Editorial du numéro 544 de « Royaliste » – 22 octobre 1990

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