De Sarajevo à Lillehammer

Fév 27, 1994 | Partis politiques, intelligentsia, médias

 

Pascal a raison de dire que la guerre civile est le plus grand des maux. On s’y égorge en famille, entre amis de la veille, d’autant plus cruellement qu’on se connaît bien. Et dans l’anarchie qu’elle engendre, la prime va aux esprits pervers, aux pires salauds. Ainsi, les horreurs libanaises se reproduisent en Yougoslavie, sans qu’il y ait de pratique différente selon les sociétés, les religions, les milices : les lois de la guerre ne valent que pour les armées régulières.

Ceci n’atténue en rien l’horreur du moment, ni le malaise qu’on éprouve à regarder sans rien faire les images de douleur et de mort qui nous parviennent. Tel fut le cas lorsqu’un obus explosa sur un marché de Sarajevo, le 5 février. Et le malaise fut avivé de jour en jour par des médias soulignant la lâcheté de l’Occident, donc la nôtre, la nécessité du repentir, l’urgence de l’action sous forme de « frappes aériennes des batteries serbes » qui impliquent, sans que cela soit dit clairement, le sacrifice de nombreux soldats de l’ONU. Exhortation morale, langage quasi religieux des télé-journalistes, déclarations solennelles des intellectuels mobilisés pour la défense de Sarajevo, nouvelles images. Nous voici requis pour une nouvelle croisade.

MARCHE

Bien. La requête paraît d’autant mieux fondée que tout le monde en France souhaite la levée du siège de Sarajevo et la fin de la guerre civile yougoslave. Ce n’est pas cet enjeu effectif qui doit être remis en question, mais la nature de l’engagement des gens de médias (1) dans le conflit yougoslave, l’étrange bonne conscience des donneurs de leçons. Ceci pour quatre motifs :

– les médias justifient leur fonction sociale par l’information impartiale qu’ils présentent sous forme d’images et de « dossiers ». Pourtant, face à la tragédie yougoslave, nous assistons à une pression explicite sur les citoyens et sur les autorités politiques. Il y a là un double langage ;

– l’information qui fonde l’engage ment médiatique est inévitablement partielle puisque le propre de la télévision est de montrer des images. Il y a beaucoup d’images de Sarajevo. Il y a très peu d’images de Mostar, où les Musulmans sont assiégés par des milices croates. La mobilisation se fait pour Sarajevo. Pas pour Mostar. Ce n’est qu’un exemple de cette information engagée qui donne une impression fausse du conflit : le « silence » de Sarajevo après l’ultimatum de l’OTAN, ne signifie pas que la paix soit revenue en Bosnie ;

– cet engagement d’apparence si vertueuse est d’autant plus troublant qu’il est à éclipse. Huit jours après la tuerie de Sarajevo, la télévision nous invitait à regarder la joyeuse ouverture des jeux de Lillehammer. On nous expliquera que c’est la loi de l’information, après nous avoir assuré qu’on avait la Bosnie au cœur. Ce qui signifie que l’on raisonne en termes de parts de marché : marché de la compassion, marché de la distraction, c’est encore et toujours de l’émotion. Dès lors, qu’on cesse de nous faire la morale ;

– s’engager signifie qu’on prend ses responsabilités. Or les gens de médias cultivent l’engagement dans l’irresponsabilité : ils ne prennent pas de risques, ils parlent généralement sans savoir, ils se moquent des conséquences. Au contraire, les hommes politiques que ces messieurs sermonnent si facilement ont à répondre devant les citoyens de leurs erreurs et de leurs fautes. Quant aux militaires qu’on voudrait lancer à l’assaut des batteries de Radovan Karadjic, ils risquent leur peau.

QUE FAIRE ?

J’écris cela au moment où les gens de médias se flattent d’avoir provoqué l’ultimatum aux assiégeants de Sarajevo. J’espère qu’ils se trompent, et que MM. Mitterrand et Juppé ont arrêté leur décision ensemble et sans égards pour la campagne médiatique. J’ajoute que la bonne conscience déversée au journal de 20 heures et dans quelques tribunes libres n’a pas retardé d’une seconde la progression de l’idéologie ethnicisante, y compris en France, et je crains qu’elle ne l’ait favorisée : en diabolisant le peuple serbe dans son ensemble, en déclarant une fois pour tous que les autres Slaves du Sud sont des victimes innocentes, on adhère à la vision puriste qu’on dénonce par ailleurs. Il faudrait tout de même comprendre que la tragédie yougoslave est en tous points différente de la guerre civile espagnole. Et s’apercevoir, de surcroît, que l’engagement d’un André Malraux était à l’opposé du tourisme médiatisé qui, comme le souligne une note récente de l’ONU, ne fait que retarder l’acheminement de l’aide humanitaire.

Qu’on cesse de confondre la gesticulation médiatique et l’engagement de ceux qui, venus sur le terrain, y demeurent pour soulager les souffrances. Et qu’on refuse de se laisser intimider par quelques moralisateurs pour rechercher, avec tous les Slaves du Sud, les solutions politiques de la paix dans les Balkans.

***

(1) Vedettes des journaux télévisés et leurs intellectuels de référence, qui sont très différents, dans leur travail et leur mode d’intervention, des journalistes et des chercheurs. Les articles sérieux et les publications savantes ne sont guère pris en compte par les médias. Il y a deux systèmes d’information, qui ne communiquent presque pas.

Editorial du numéro 616 de « Royaliste » – 27 février 1994.

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