Il y a cinquante ans, le 27 avril 1969, Charles de Gaulle perdait le référendum qu’il avait décidé et cessait dès le lendemain d’exercer ses fonctions. Aux fatigues de l’âge se serait ajoutée l’incompréhension des temps nouveaux inaugurés par la révolte de Mai 1968 : telles seraient les causes d’un échec souvent présenté comme un suicide politique. Ces explications infondées ont effacé la véritable histoire de la dernière année de la République gaullienne – celle qui vit le Général tenter une ultime révolution pour assurer les fondations de l’Etat et de la nation face aux périls de la modernité.

Nous avons souvent montré que le Général de Gaulle était l’homme des révolutions. D’abord la révolution économique et sociale de 1944-1946 préparée à Londres et à Alger. Puis la révolution institutionnelle de 1958-1962 qui donne à l’Etat la force de gouverner sans que la démocratie, revivifiée par le référendum, ait à en souffrir. Il s’agit là de deux révolutions réussies – mais pas complètement achevées. Nous en avons négligé une troisième, qui fut conçue en 1969. Il est vrai qu’elle fut empêchée par l’échec du référendum.

Dans le livre inspiré et décisif qu’il consacre à la dernière année de la République gaullienne (1), Arnaud Teyssier nous permet de retrouver le sens de cette ultime révolution. Pour tenter d’en mesurer la portée, je ne reprends pas le récit des événements, depuis le ressaisissement du 30 mai 1968 jusqu’aux derniers jours à Colombey, où l’on voit un homme ni « dépassé », ni brisé, poursuivant sa tâche de serviteur de l’Etat puis de mémorialiste avec la conviction que rien n’est jamais définitivement perdu pour le salut de la patrie.

Cette conviction est celle d’un homme habité par l’espérance chrétienne et qui, au contraire du « pragmatisme » qu’on lui prête, inscrit son action politique dans la conception bergsonienne de la durée. Pour l’auteur de « L’Evolution créatrice », « notre durée n’est pas un instant qui remplace un instant : il n’y aurait jamais alors que du présent, pas de prolongement du passé dans l’actuel, pas d’évolution, pas de durée concrète. La durée est le progrès continu du passé qui ronge l’avenir et le gonfle en avançant ». Cette pensée de la continuité d’une réalité toujours dynamique permet la « perception du changement », du « grand élan qui emporte les êtres et les choses » selon les mots de Bergson. Pour De Gaulle, souligne Arnaud Teyssier, « la politique […] est un art immergé dans la vie réelle, elle est création, c’est-à-dire réalité imprégnée d’esprit. L’imagination n’est pas une illusion mais une faculté créatrice qui permet de donner au présent la véritable substance d’un temps retrouvé ».

La continuité d’une histoire singulière, celle de la France, n’est pas seulement l’effet d’une dynamique interne : il lui faut l’impulsion de l’Etat, qui organise et dirige en reliant passé et avenir – et qui est en mesure de prendre les décisions salutaires. Comme le montre Arnaud Teyssier, De Gaulle rejoint le point de vue de Carl Schmitt, pour qui l’homme d’Etat est celui qui décide des circonstances exceptionnelles. Si le Général n’a pas lu Schmitt – mais René Capitant, l’un des principaux auteurs de la Constitution gaullienne, l’a fait pour lui – , il est familier du Barrès des « Cahiers » qui voulait assumer toute l’histoire de France, y compris le Comité de salut public, et relever l’Etat, agent de l’intérêt général qui ne doit rien perdre du bon sens local.

La révolution, le Général la proclame à Londres dès le 1er avril 1942 devant le National Defense Public Interest Committee : « C’est une révolution, la plus grande de son Histoire, que la France, trahie par ses élites dirigeantes et par ses privilégiés, a commencé d’accomplir ». La Sécurité sociale, les nationalisations et la planification sont le premier moment de cette révolution, démocratique par le droit de vote reconnu aux femmes mais manquée dans l’ordre institutionnel. La restauration de l’autorité de l’Etat en 1958 et l’institution d’une monarchie élective en 1962 sont les deux moments d’une deuxième révolution qui n’établit pas un pouvoir personnel contrairement à ce que l’on a répété pendant dix ans.

Au fil du récit très informé d’Arnaud Teyssier, on vérifie en effet que le pouvoir présidentiel n’est pas présidentialiste et que De Gaulle laisse les ministres – à commencer par le Premier – gouverner. Le Général le dit encore à Bernard Tricot après avoir quitté le pouvoir : « Il faut que la fonction du président de la République ne vienne pas absorber celle du Premier ministre. La dualité est utile. Le Président doit garder du champ par rapport au quotidien. Il est l’homme du long terme et c’est lui qui prend les grandes décisions immédiates dans les circonstances graves ». Judicieux conseil qui, comme tant d’autres, a été perdu… En charge de l’essentiel, le chef de l’Etat doit veiller à la justice sociale, selon une conviction fondamentale explicitée par André Malraux : sans nier la réalité de la lutte des classes, De Gaulle disait que « nous ne ferons pas la France sur une opposition » mais sur le rassemblement d’un peuple libre. La souveraineté de la nation ne va pas sans une indépendance économique qui est, dans sa conception, très proche de celle exposée par François Perroux (2).

C’est selon cette doctrine mise en œuvre depuis la Libération que De Gaulle mûrit puis expose aux Français la nouvelle révolution qui va être soumise à référendum. Arnaud Teyssier explique avec précision la genèse des trois projets qui visent à renforcer la nation dans une dialectique renouvelée entre l’Etat et la société – une société travaillée par les besoins et les désirs violemment exprimés en Mai 1968.

L’idée de participation est au cœur de cette troisième révolution. Avant 1968, De Gaulle avait tenté de la mettre en œuvre comme troisième voie entre le capitalisme et le socialisme – en se heurtant à l’opposition résolue de Georges Pompidou et du patronat. Dans l’esprit du Général, il ne s’agissait pas seulement de permettre la participation des travailleurs aux bénéfices de l’entreprise mais, comme le souligne Arnaud Teyssier, « de contrôler l’action des intérêts privés, de façon à ce qu’ils ne puissent s’affranchir des grands enjeux de l’intérêt national ». La réforme de l’entreprise resta cependant en suspens et la participation s’institue en 1969 dans le Sénat réduit à un rôle consultatif et fusionné avec le Conseil économique et social afin que les collectivités locales et les activités économiques sociales et culturelles soient à peu près également représentées.

La région prévue par le projet de loi référendaire est à l’opposé de la décentralisation mise en œuvre à partir de 1982. Elle est conçue pour le territoire national – non pour « des territoires » – et elle organise une participation des groupes économiques et sociaux aux travaux d’un conseil régional doté de larges compétences et soumis à l’autorité d’un préfet régional détenteur du pouvoir exécutif. C’est l’Etat national qui organise ce « volontarisme de l’espace » qui cherche à associer les forces vives de la nation dans l’espoir qu’elles limiteront le rôle des partis politiques. C’est ainsi que De Gaulle cherche à éviter que la société se dresse contre l’Etat et se féodalise.

Le projet de loi soumis à référendum témoigne d’une grande ambition qui s’inscrit dans la continuité de l’Etat royal et qui s’appuie sur la Constitution administrative établie par Bonaparte. Mais le texte, d’une grande complexité, est mal expliqué et peu défendu par la majorité qui regarde vers Georges Pompidou. L’ancien Premier ministre s’est présenté comme un successeur immédiatement disponible à Rome en janvier 1969 et il répond, tout comme Giscard qui attend paisiblement son heure, aux espoirs des élites économiques et financières qui souhaitent mettre le gouvernement de la France au service de leurs intérêts. Le Général avait prévu de consacrer, dans le dernier tome de ses « Mémoires d’espoir », tout un chapitre à la trahison des élites françaises. Nul doute qu’il faudrait aujourd’hui lui consacrer un gros volume, tant cette trahison a été complète et méthodique pour le service des grands intérêts privés. Après 1969, on s’est arrangé, comme De Gaulle le craignait…

La révolution manquée de 1969 n’appartient pas à un passé révolu. Ses modalités sont critiquables mais ses principes sont d’autant plus pertinents que nous avons fait la trop longue expérience de la « gouvernance » ultralibérale et de la globalisation financière. Que reprendre ?

Le dirigisme. « Bien que la liberté reste un levier essentiel de l’œuvre économique, écrit De Gaulle dans ses « Mémoires d’espoir », celle-ci n’en est pas moins collective, commande directement le destin national et engage à tout instant les rapports sociaux. Cela implique donc une impulsion, une harmonisation, des règles qui ne sauraient procéder que de l’Etat. Bref, il y faut le dirigisme. Pour ma part, j’y suis décidé et c’est une des raisons pour lesquelles j’ai voulu pour la République des institutions telles que les moyens du pouvoir correspondent à ses responsabilités ».

La régionalisation. Elle est à repenser en fonction de l’expérience de décentralisation mais il est déjà certain, en raison de l’ardente obligation écologique, que ses conseils et ses procédures devront s’intégrer dans la planification nationale.

La participation est à relancer hors des illusions d’un Sénat réduit à un rôle consultatif. D’abord parce que le bicaméralisme est la condition de l’équilibre du pouvoir législatif et du contrôle du pouvoir exécutif. Ensuite parce que les avis d’une Chambre composée, même partiellement, de groupes socio-professionnels ne peut produire que des avis négatifs ou vidés de toute pertinence par la somme des compromis passés entre les groupes, sans que l’idéologie soit écartée et hors de tout souci de l’intérêt général. La participation institutionnelle est à envisager dans le cadre du plan national. Elle est à instituer au sein de l’entreprise comme participation aux bénéfices, à la gestion et aux décisions.

Le Général avait voulu une révolution permanente pour le service, toujours mieux accompli, de l’intérêt général. Elle est à poursuivre, sitôt que la parenthèse ultralibérale sera refermée.

***

(1) Arnaud Teyssier, De Gaulle, 1969, L’autre révolution, Perrin, 2019.

(2) François Perroux, « Indépendance » de la nation, Aubier-Montaigne, 1969.

 

 

 

 

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1 Commentaire

  1. Jacques Payen

    Pour avoir pris une part active à la campagne référendaire de 1969, je dis clairement : les classes possédantes, grandes et moyennes, ont très massivement joué contre de Gaulle, et ses « lubies » participatives.

    Pensez donc ! Notre bonhomme allait jusqu’à imaginer une représentation des salariés (« des salariés, on rêve, ma chère! ») dans les conseils d’administration, avec « droit de regard » sur le pilotage de l’entreprise !
    De plus, comble de l’horreur (« et certainement signe de démence »), il ne voulait pas se contenter que des miettes fussent allouées aux dits salariés, au titre de l’intéressement aux bénéfices, mais il souhaitait que leur participation à la croissance de l’entreprise se traduise, au final, par la possession d’une fraction du capital ! (« Un fou, on vous dit ! Un communiste caché ! D »ailleurs n’avait-il pas fait revenir Thorez, à la Libération ! »).

    Bien entendu, ces possédants jouèrent le coup d’après: en la personne de Pompidou, dont on ne peut pas dire qu’il se soit fait grande violence pour ne pas entrer dans ce jeu.

    Et même si une notable partie du « Métro » populaire et de la petite France rurale approuvèrent les projets du, vieux général, le compte n’y fut pas. Exit, décentration et Participation !

    L’hebdomadaire Marianne de cette semaine consacre, fort opportunément, trois intéressants articles à cette affaire, et pose la bonne question : « Et si la France avait perdu 50 ans? ».