Partis pour des manœuvres tranquilles – cela s’appelait « campagne pour les européennes » – les principales formations politiques se sont retrouvées au beau milieu de champs de mines. Désagréable mésaventure, qui vient encore assombrir l’ouverture prochaine de la campagne pour l’élection présidentielle et qui traduit la désagrégation croissante de notre système de représentation.

L’inflation des listes qui se sont présentées aux élections européennes est à cet égard un signe alarmant. II est banal mais juste d’observer que cette inflation déprécie l’ensemble du système partisan, puisque les grandes familles politiques qui représentent traditionnellement les différentes tendances idéologiques et historiques de notre pays ne parviennent plus à incarner les espoirs et les refus de l’ensemble des citoyens : la vieille « bande des quatre » qui se partageait la quasi-totalité des suffrages est aujourd’hui bousculée par des aventuriers (Bernard Tapie) et par des cohortes inattendues, surgies d’un passé qu’on croyait révolu (le Front national) ou hâtivement constituées pour le service d’une cause (la liste « Sarajevo »).

De fait, les principaux partis sont bordés par des rivaux qui donnent la version extrémiste ou caricaturale de leurs propres tendances ; le RPR, parti national et populaire, est confronté au national-populisme lepéniste, les libéraux de l’UDF sont embarrassés par les provocations du marquis de Villiers, les socialistes rocardisés voient avec angoisse la figure monstrueuse du radical-populisme occuper les écrans. Seul le Parti communiste n’est plus guère gêné par les derniers groupes d’extrême-gauche – ce qui renforce l’impression, hors variations électorales, que le pire est derrière lui.

Enfin, l’inflation des listes est aggravée par la configuration de certaines d’entre elles, qui manifestent d’une manière ou d’un autre le rejet du politique en tant que tel. C’est le cas des populismes de droite et de gauche incarnés par Jean-Marie Le Pen et Bernard Tapie, objectivement complices dans leur débat sur A2 : chacun fait valoir l’autre comme véritable figure emblématique du camp qu’il combat, parce que tous deux revendiquent le « parler vrai », parce que leur vérité est celle de la violence (violence xénophobe, violence de l’affairisme) et parce que nous sommes tentés de prendre ces deux grands voyous pour d’authentiques imprécateurs.

N’oublions pas non plus que cette dénégation du politique se manifeste par la candidature, à des fonctions qui concernent l’intérêt général, de groupes de pression : les écologistes, les chasseurs et les amis des Musulmans de Bosnie sont acceptables ou nécessaires dans des domaines particuliers de la vie collective, mais le goût de la nature et le souci de la Bosnie-Herzégovine ne sauraient tenir lieu de projet politique. Comme B.-H Lévy a fini par le comprendre, une cause particulière se marginalise dans une confrontation politique nationale : en faisant mine d’entrer dans le jeu électoral, pour un chantage qui a trouvé ses propres extrémistes, il a discrédité symboliquement et pratiquement la cause qu’il entendait servir tout en se moquant de la démocratie.

Dans ces mouvements chaotiques, les sondages jouent un rôle croissant. Qu’il s’agisse du choix de Dominique Baudis comme figure de proue, ou de la décision de déposer la liste « Sarajevo », ce type de détermination a été affolant au sens où on le dit d’une boussole qui perd le nord. Une fois encore, il faut souligner que les sondages sont dépourvus de pertinence scientifique et de légitimité démocratique – ce qui n’empêche pas ces techniques insensées de produire des perturbations significatives. On confond (1) une addition d’opinions instantanées et l’opinion publique, l’expression d’une émotion et le choix d’un représentant, une technique hasardeuse d’enquête et la sociologie, l’analyse sociologique et le choix démocratique : comment s’étonner, ensuite, que plus personne ne s’y retrouve, que les choix deviennent erratiques et les abstentions massives ?

C’est dire que la consultation du 12 juin n’a eu aucun sens quant aux enjeux européens, soigneusement éludés par la majorité, et recouverts à gauche par quelques pétitions de principe agrémentées de deux ou trois billevesées – comme cette « constitution » européenne sortie du chapeau de Michel Rocard. Soudain belliciste dans les Balkans, l’homme serait-il devenu fédéraliste ? Que d’inconséquences…

C’est dire que les résultats des élections européennes ne permettent pas de prévoir le cours ultérieur des événements, et la tournure que prendront les conflits entre les principaux compétiteurs. Ceux-ci devraient s’inquiéter des craquements, forts et fréquents, qui se sont fait entendre dans l’ensemble des structures partisanes. Ils peuvent annoncer des chutes de poutres et de poutrelles suffisamment espacées pour qu’on puisse réparer les charpentes. Ils peuvent aussi bien annoncer un effondrement général qui laisserait le champ libre aux pires des aventuriers. Pris dans un jeu de doubles, obsédés par leurs rivalités, les principaux responsables du pays semblent ne pas voir le danger – ou, s’ils le devinent, ne pas savoir comment l’écarter. La logique violente d’une crise générale est bel et bien enclenchée.

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(1) Lire ou relire Patrick Champagne, Faire l’opinion, Editions de Minuit.

Editorial du numéro 624 de « Royaliste » – 13 juin 1994.

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