Faut-il craindre Reagan ? La gauche le dit, regrettant l’ancien président qui aurait été, par-delà ses hésitations et ses échecs, un défenseur de la cause des droits de l’homme. Au contraire, en Europe et en Amérique latine, la droite salue l’homme neuf qui saura restaurer la puissance des Etats-Unis. Mais peut-on appliquer ainsi nos schémas, toujours marqués par l’idéologie ? A trop écouter les discours électoraux, la politique américaine risque de nous échapper, dans la continuité essentielle de son projet.

Car l’opposition entre Reagan le dur et Carter le tendre a toutes les chances de s’estomper dans les mois qui viennent, l’extrémisme supposé de premier se résorbant, comme l’humanisme du second, dans un solide réalisme. Certes, dans les premières semaines de son mandat, Jimmy Carter voulut considérer les droits de l’homme comme un « absolu ». Face au rival soviétique comme à l’égard de ses protégés latino-américains, il tint à affirmer son souci en recevant Boukovski à la Maison-Blanche et en réduisant l’aide militaire à l’Argentine et à l’Uruguay. Mais les belles paroles du message d’adieu de Carter, qui tentent de manifester la continuité de cette exigence politique et morale, ne peuvent faire oublier que la Maison Blanche a rapidement privilégié la défense des intérêts américains (1) : en 1977, le Département d’Etat n’a-t-il pas demandé au Congrès de maintenir l’aide à l’Argentine, à l’Iran, au Pérou, à Haïti, tandis qu’en 1978 l’aide militaire à la Corée du Sud augmentait de 77{9ef37f79404ed75b38bb3fa19d867f5810a6e7939b0d429d6d385a097373e163} ? Sans doute Carter avait-il l’intention de donner à l’impérialisme américain un fondement plus « moral », en encourageant, dans les pays soumis, des gouvernements plus « modérés ». Mais le maintien de la domination américaine demeurait l’objectif prioritaire.

QUEL CHANGEMENT ?

L’arrivée de Ronald Reagan ne devrait donc pas entraîner un changement fondamental : la même politique impérialiste sera poursuivie, mais cette fois avec bonne conscience et ouvertement. Le nouveau Président ne changera pas la face du monde : certes, la tendance est à la fermeté, à la recherche de plus de puissance. Mais les négociations sur les armements reprendront avec les Soviétiques, qui ont bien accueilli l’élection de Reagan. Mais la prudence commandera les relations avec l’Iran qui, chargé de tous les crimes, ne doit pas pour autant passer dans le camp adverse. Les dépenses d’armement seront augmentées, mais le principe en avait déjà été admis par Carter pour l’exercice 1981-1982. Quant à la politique de Camp David, elle devrait être poursuivie, après les élections israéliennes. Ainsi, rien ne permet d’envisager une modification brutale des équilibres mondiaux.

Cela ne signifie pas, cependant, qu’il faille regarder l’arrivée de Reagan au pouvoir avec sérénité. Même si l’extrémisme de la nouvelle équipe se transforme aujourd’hui en une simple, claire et ferme défense d’intérêts toujours identiques, les Etats Unis risquent de peser encore plus lourdement sur les pays qui leur sont soumis. En Europe bien sûr, que Reagan voudrait reprendre en mains, en brandissant comme d’habitude la menace des chars russes. Mais aussi, et dès à présent, en Amérique latine. C’est là que le changement se fera le plus cruellement sentir. Sans chercher à mettre fin au régime des tortionnaires argentins et chiliens, Carter avait tout de même laissé la révolution sandiniste s’accomplir, et favorisé, par exemple, une évolution libérale au Salvador.

Politique timide, qui ne faisait guère reculer l’horreur : comment oublier les dix mille assassinats commis au Salvador en 1980, l’exécution, au Guatemala, de centaines de personnalités, et la politique de répression ouvrière et d’élimination physique appliquée en Bolivie ? Un espoir ténu demeurait cependant, qui est aujourd’hui détruit. La référence aux droits de l’homme est écartée, l’aide américaine à la junte salvadorienne a été rétablie dès le 13 janvier, le Nicaragua est menacé par les bandes somozistes : partout la subversion et la terreur sont à l’ordre du jour, pour que triomphe la pax americana.

LE JEU DE LA FRANCE

Et la France ? Comparé à celui des nations martyres d’Amérique latine, son sort paraît bien doux. Mais il importe qu’elle conserve sa pleine liberté, sans laquelle notre pays ne pourrait avoir de projet diplomatique et de politique d’aide aux nations opprimés par les impérialismes. Il convient en effet de rappeler à ceux qui se réjouissent de l’élection de Reagan parce qu’ils en attendent une plus grande sécurité, que les Etats-Unis n’ont cessé d’être pour nous le principal danger. Au risque de choquer, il faut dire à nouveau que l’impérialisme soviétique, évidemment détestable, représente seulement une menace militaire, que notre force de dissuasion est en mesure d’écarter. En revanche, l’impérialisme américain fait peser sur notre pays la menace d’une aliénation politique, économique et culturelle :

— les Etats-Unis ont toujours conçu l’Alliance atlantique sous leur direction exclusive et pour le service des intérêts américains en Europe et dans le monde.

— l’emprise économique américaine n’a cessé de se renforcer dans notre pays, que ce ne soit pas le contrôle direct des entreprises ou par l’effet de la stratégie perverse des multinationales.

— la diffusion massive de la culture américaine et l’imitation forcenée de ce prétendu modèle conduit à une disparition progressive de notre identité.

Une volonté de puissance est à l’œuvre, violente en Amérique latine, insidieuse et facilement acceptée ici, mais partout destructrice de la liberté. Rien n’est plus urgent que de s’y opposer. Le général de Gaulle avait montré qu’une telle résistance était possible, en France et dans les nations opprimées. Il ne serait pas difficile de reprendre son projet. Mais celui-ci n’est plus aujourd’hui que le prétexte des mièvres discours présidentiels, et la campagne électorale ne nous dira rien des intentions d’une gauche toujours tentée par l’atlantisme. Fascinée, mollement consentante ou oublieuse de l’essentiel, la presque totalité de la classe politique consent à la colonisation de son pays. C’est grave pour nous. Et c’est grave pour les peuples soumis à l’impérialisme, qui attendent autre chose de notre pays.

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( 1 ) Voir Le Monde diplomatique de novembre 80

(2) Cf l’excellent ouvrage de Jacques Thibau : La France colonisée.

Editorial du numéro 331 de « Royaliste » – 5 février 1981

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