Claude Hagège : L’avenir du français

Avr 30, 1990 | Entretien

 

Qu’il s’agisse de la grammaire ou de l’adoption de termes étrangers, la langue française suscite des polémiques passionnées. Au-delà de la confrontation rituelle entre « puristes » et « laxistes », le professeur Claude Hagège, connu et apprécié pour l’ampleur et la qualité de ses recherches linguistiques, nous donne le point de vue d’un homme de science sur l’avenir du français, dans notre pays et dans la communauté internationale.

Royaliste : M. le professeur, la langue française est-elle aussi menacée qu’on le dit ?

Claude Hagège : Il y a menace sur un plan externe, mais il n’y a pas lieu de s’alarmer sur le plan interne.

Dans notre pays, le français n’est pas menacé, contrairement à ce que déclarent les puristes de profession. Notre langue, comme beaucoup d’autres, vit d’emprunts qui répondent à des besoins du moment. C’est là un phénomène tout à fait ordinaire car l’emprunt fait partie de la définition d’une langue humaine. On ne connaît pas d’exemple de langue qui échappe aux emprunts. On en produit quelquefois, par exemple l’islandais, langue archaïque qui, comme par hasard, est une langue d’insulaires. De même, dans certaines îles du Pacifique, très écartées des grands centres civilisateurs, les langues ont conservé leur caractère archaïque. On peut citer aussi le Caucase, en raison de l’isolement montagneux de cette région, où les langues empruntent peu, y compris au russe.

La langue française, qui n’est pas dans cette situation géographique d’isolement ou d’insularité, est très normalement exposée à l’emprunt parce que cela répond, je le répète, à des besoins. Si l’on produit des statistiques, on s’aperçoit que la portion du vocabulaire français qui est « envahie », en fait visitée par l’emprunt à l’anglo-américain, ne suscite aucune inquiétude. Cela en ce qui concerne le lexique. Les langues ont aussi une morphologie, une syntaxe et une phonétique. Lorsqu’une langue se contente d’emprunter des mots, elle n’est pas vraiment menacée car sa morphologie, sa syntaxe et sa phonétique n’en sont pas atteintes. J’en veux pour preuve, en matière phonétique, les locuteurs francophones qui intègrent des mots étrangers en les prononçant à la française : ainsi les terminaisons en ING ne sont pas prononçables par l’appareil phonateur d’un francophone sauf entraînement particulier. Parking se prononce en utilisant la nasale palatale présente comme dans gnole ou dans gnon : parking se prononce « parkigne », ou « parkinne ». Les sons anglais sont donc francisés, ce qui montre qu’il n’y a pas de menace sur la phonie française, qui continue d’évoluer selon ses propres cycles (par exemple le e muet qui tend à se prononcer « a »).

Si je passe à la morphologie et à la syntaxe, je constate que le français fabrique ses propres ordres de mots, ses propres ordres de phrase. Le jour où on viendrait me dire que l’adjectif est systématiquement placé avant le nom, que l’accord au pluriel est supprimé, je pourrais dire que le français est en train de changer profondément. Mais nul n’est capable de produire des exemples de cette évolution. Il est vrai qu’en matière d’accord du participe, on dit de moins en moins « les robes qu’elle a mises » («les robes qu’elle a mis») mais ce n’est pas une influence anglo-américaine. Depuis très longtemps, l’espagnol et l’italien ont connu cette évolution, et c’est une tendance du français que de faire disparaître ce type d’accord.

Quant au lexique, il n’y a pas d’« invasion » qui puisse nous inquiéter. Nous parlons de dancing, de pressing etc. mais ces mots sont absolument opaques pour un anglophone car il est interdit en anglais de désigner un lieu par une activité : on parlera donc de dancing hall, et non dancing qui désigne le fait de danser, ou de pressing shop. Des mots tels que dancing ou pressing sont à inscrire au dossier de notre créativité.

Royaliste : Mais l’avenir de la langue française à l’extérieur ?

Claude Hagège : Il y a une inquiétude réelle et non sans fondement qui est ressentie par les autorités : le français est menacé en tant que tribune internationale. Il est certain à cet égard que le français est en grave déclin. Pourquoi parler de déclin ? Des italianophones, des germanophones, des suédophones, des hispanophones, des lusophones pourraient avoir le même comportement, or ils ne l’ont pas, du moins ils ne l’ont pas au même degré : ils ne parlent pas de déclin, ils n’engagent pas les sommes considérables que nous engageons pour la défense de notre langue.

Pourquoi est-ce ainsi vécu par les Français ? Parce que nous raisonnons en fonction de notre passé : nous ne parlerions pas de déclin si le français n’avait occupé la place que nous savons – une langue de très large diffusion culturelle. Or il faut ici mettre les choses au point : il n’est pas vrai que le français ait toujours été langue diplomatique : le fait est qu’au traité de Rastatt, conclu entre Louis XIV et l’empereur Charles VI en 1714, on a décidé qu’on ne rédigerait pas les actes du traité en latin. Ensuite il y a eu une sorte d’accoutumance, mais pas une habitude, qui s’est instaurée. Ce qui est plus réel, c’est que le français a connu une très grande diffusion culturelle au 18ème siècle, du moins en Europe. C’est par rapport à cela que l’on raisonne, par rapport au fameux discours de Rivarol sur l’universalité de la langue française. Mais, à cette époque nul n’a été sensible au fait que le traité de Paris, qui met fin à la guerre entre la France et la Grande Bretagne et qui oblige notre pays à renoncer à l ‘essentiel de ses possessions outre-Atlantique, sonne le glas du français, puisque la langue anglaise était vouée à régner en maître sur le vaste territoire américain.

Si le français continue aujourd’hui à être parlé dans le monde, c’est grâce aux Arabes, aux Noirs, aux Juifs : tous ceux que M. Le Pen dénonce. Dès lors que les maghrébins et les africains n’ont plus ressenti la France comme une puissance coloniale, ils sont spontanément allés à la langue française et nous ont envoyé leurs étudiants. La francophonie n’est pas une idée de la France, mais celle des hommes d’Etat qui venaient d’accéder à l’indépendance et cette demande a été faite avec une énorme insistance alors que le général de Gaulle était d’une très grande prudence. Ce sont les membres de cette communauté francophone, dans laquelle notre pays peut jouer un rôle important sans être accusé de colonialisme, qui représentent l’avenir de notre langue.

Royaliste : Pour en revenir à notre pays, pourquoi ne « nationalise »-t-on pas les mots de la même façon qu’en Grèce par exemple, où ils sont écrits phonétiquement ?

Claude Hagège : Vous avez raison de souligner qu’en Grèce, mais aussi en Espagne, on écrit phonétiquement les mots étrangers. Si on ne le fait pas en France, c’est que notre langue est très littéraire et conservatrice : on n’écrit pas phonétiquement les mots étrangers afin de les maintenir à l’écart, comme des hybrides. Nous avons une graphie d’ostracisme, à quelques exceptions près : redingote vient de reading coat, boulingrin vient de bowling green. Le français n’assimile graphiquement que quand il a assimilé phonétiquement. Queneau a voulu lutter contre cette tendance et tenté de créer une mode, en écrivant par exemple « coquetèle » mais cela ne répond manifestement pas à notre tempérament. On dit souvent que le français est une langue très littéraire, mais depuis très longtemps il y a une situation de parallélisme entre deux langues, littéraire et parlée, qui coexistent mais ne se rencontrent jamais même si le français littéraire fait quelques emprunts au français parlé. Si nous faisons toujours l’accord du participe, c’est parce que l’Académie maintient une norme littéraire depuis trois siècles, alors que dans la langue parlée on ne le fait plus depuis très longtemps – ce que l’italien a entériné depuis belle lurette. Je ne justifie pas les fautes, je ne les condamne pas non plus, je constate ce qui est. De même qu’il y a une langue française parlée en France, il y aura éloignement du français parlé dans d’autres pays francophones par rapport à la norme parisienne.

Royaliste : L’emploi de mots d’origine anglo-américaine n’est-il pas dangereux dans la mesure où il y a appauvrissement, perte des nuances ?

Claude Hagège : Je ne partage pas ce point de vue. Il s’agit de mots dont l’inventaire n’est pas considérable, mais ils ont une forte récurrence. Ne confondons pas la fréquence dans le lexique et la fréquence dans l’usage. Dans le lexique, ces mots sont très fortement minoritaires. Dans l’usage, ils sont fréquents. On peut essayer de remplacer certains termes anglo-américains par des néologismes, mais les français n’en veulent pas : ils continuent par exemple à parler de week-end, alors que les mots de remplacement n’ont pas manqué. Mais c’est la myopie du contemporain qui nous rend anxieux : l’intégration d’un emprunt est une question de temps, et également son degré d’identification.

Royaliste : En évoquant notre créativité, vous n’avez cité que des mots empruntés à l’angloaméricain. La langue française a-t-elle gardé sa propre capacité d’invention ?

Claude Hagège : Cette créativité est considérable. On ne dit plus guère damasquinerie, par exemple, parce qu’il s’agit d’un artisanat qui a disparu. Mais vous avez sans doute remarqué les croissanteries. Dans le domaine des techniques, nous avons créé ordinateur, logiciel, informatique, bureautique, et il n’est pas impossible que « baladeur » remplace « walkman ». Je cite bien d’autres exemples de créativité dans mon livre « Le Français et les siècles ».

Royaliste : Et l’emploi de l’adjectif dans un sens adverbial ?

Claude Hagège : C’est effectivement un anglicisme. Remarquons cependant qu’un certain nombre de structures syntaxiques et lexicales marquées comme anglo-américaines nous reviennent après un passage aux Etats-Unis et sont à tort considérées comme étant d’origine anglo-américaine. C’est vrai, aussi, pour beaucoup de mots, qui nous reviennent des Etats-Unis, et qui s’introduisent facilement dans notre pays parce qu’ils ont un visage avenant, puisqu’ils nous viennent, sinon de France, du moins de la romania, avec un sens différent. Par exemple réaliser, que nous prenons au sens de se rendre compte (to realise). Ces mots sont très nombreux, leur statut d’intrus est provisoire car ils sont rapidement assimilés. C’est là, je le rappelle, un phénomène propre à toutes les langues : n’oublions pas l’énorme part du vocabulaire latin dans la langue anglaise, qui a fort bien supporté une invasion beaucoup plus considérable que celle dont nous nous croyons victimes !

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 536 de « Royaliste » – 30 avril 1990.

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