Paris 1944

Paris 1944

Un historien de métier, professeur des Universités, publie une Histoire de la Résistance (1) qui me paraît hautement contestable dans sa conclusion. N’ayant pas de formation d’historien et n’ayant jamais fait de recherches sur la période dont Olivier Wieviorka est le spécialiste, mes jugements ne prétendent pas à la scientificité. Une remarque cependant, quant à la rigueur historique : Jacques Renouvin est présenté à la page 85 comme un « jeune étudiant » qui « monta également des corps francs qui intervinrent contre des officines de la collaboration ». Né en 1905, mon père, avocat avant la guerre, avait 35 ans en 1940. J’espère qu’Olivier Wieviorka a relu plus attentivement ses autres fiches et je fais confiance à ses collègues pour dire ce qu’il en est.

Quant à moi, c’est du point de vue politique que je conteste les partis pris politiques exprimés par Olivier Wieviorka dans certaines pages de son livre et surtout dans sa conclusion.

Partis pris ? Le grand historien se récriera. J’observe que dans son récit la résistance se trouve constamment privée de sa majuscule alors que son éditeur le présente comme « un spécialiste reconnu de la Résistance et de la Seconde Guerre mondiale ». Il fallait qu’Olivier Wieviorka ait de sérieuses raisons de négliger la règle commune. De fait, sa conclusion est une tentative de réduction a minima qui s’effectue en trois étapes.

Premièrement, la réduction du rôle de la France libre. Contrairement à ce que les gaullistes « clamèrent » à la fin de la guerre, écrit Olivier Wieviorka, il n’est pas vrai que « la résistance intérieure ne se développa que grâce à l’impulsion que la France libre lui avait donnée ». Ce serait là une « vision partisane ». Et plus loin cette affirmation qui sonne comme un démenti adressé au général de Gaulle : « …la résistance constitue bel et bien un phénomène issu de la société civile qui ne répondit que partiellement à une impulsion extérieure ». On retrouve là le procédé classique qui consiste à inventer une légende pour mieux la détruire à coup d’évidences que nul n’a jamais songé à nier. Dans L’Appel, le général de Gaulle décrit la manière spontanée dont la Résistance entama « sa vie ardente et secrète » et souligne que « les premiers actes de résistance étaient venus des militaires ». Voilà qui permet de révoquer le concept douteux de société civile : dès 1940, ceux qui décident de combattre les Allemands sont des Français qui appartiennent au peuple menu aussi bien que des fonctionnaires civils et militaires  – par exemple Jean Moulin, préfet d’Eure-et-Loire en 1940.

Deuxièmement, la réduction du rôle militaire de la Résistance. Certes, écrit Olivier Wieviorka, la Résistance a contribué à influencer puis à mobiliser la société française, mais « son succès militaire apparaît en revanche moins éclatant ». L’affirmation est d’autant plus étonnante que l’historien évoque ensuite très classiquement le rôle militaire de la Résistance : rôle des FFI en Bretagne, insurrection parisienne, avancée rapide des troupes alliées grâce aux actions menées par les groupes de partisans. Nul ne pouvait s’attendre à ce que la Résistance intérieure libère par ses seules forces le territoire national : son succès fut d’avoir préparé et conduit l’insurrection nationale qui retardait les manœuvres de l’ennemi et qui accompagnait ou devançait la progression des troupes alliées (2). Dès lors, pourquoi déprécier une action militaire qui fut, à l’Ouest, la plus importante de toute l’Europe occupée ? Il est bien possible qu’Olivier Wieviorka exprime à sa manière le désir de toute une partie de la gauche : en finir avec ce qu’on appelle « l’exception française », la ramener à une commune mesure européenne, à une modestie qui serait le critère du comportement convenable, politiquement correct.

Troisièmement, la réduction du rôle du programme du Conseil national de la Résistance : « Si la France entama sa reconstruction en se fondant sur des bases radicalement nouvelles, écrit Olivier Wieviorka, les réformes emblématiques furent largement inspirées par les solutions ébauchées dans les années 1930, et le programme du CNR ne joua qu’un rôle modeste dans le New Deal qui structura les Trente Glorieuses ». Ce qui distingue le programme du CNR du planisme et autres « solutions ébauchées » avant la guerre, c’est la cohérence des mesures annoncées dans le texte du 15 mars 1944 : planification, nationalisations, Sécurité sociale, politique des salaires, sécurité de l’emploi…

S’il est vrai que tout le programme du CNR n’a pas été appliqué, les mesures prises en 1945 et 1946 ont été d’une telle ampleur que la France a bénéficié jusqu’au milieu des années quatre-vingt des progrès réalisés grâce à la planification souple et aux entreprises publiques. Et nous continuons de bénéficier de la Sécurité sociale, malgré toutes les mesures de régression qui ont été adoptées par divers gouvernements.

Surtout, comment ignorer que le programme du CNR a largement inspiré le Préambule de la Constitution de 1946 qui fait partie de notre Bloc de constitutionnalité et qui constitue la philosophie générale de ce qu’Olivier Wieviorka appelle le « New Deal ». Il serait plus juste d’évoquer le Welfare State, l’Etat effectivement socialiste et démocratique, qui s’est construit en réaction à la crise de 1929 et en réponse aux totalitarismes (3).

J’en viens aux dernières phrases de la conclusion d’Olivier Wieviorka : « Plus que par son programme, la résistance survit par ces lumineux exemples, qu’ils s’appellent Claude Bourdet, Jean Moulin ou Pierre Brossolette […]. Mais ces hommes et ces femmes vivent surtout par la trace qu’ils nous ont léguée, dans nos cœurs comme dans nos consciences, parce qu’ils enseignent, par la vertu de l’exemple, les hautes mais douloureuses exigences de la citoyenneté ». Comme c’est beau ! Hélas, ces lignes bien léchées révèlent l’intention d’ensemble : l’exemplarité d’individus héroïques rejette à l’arrière-plan le projet politique de la Résistance. Pourtant, c’est parce que le Général de Gaulle ne fut pas seulement un chef militaire que la France fut reconnue parmi les nations victorieuses et c’est parce que la Résistance se pensa comme un mouvement révolutionnaire que l’œuvre accomplie à la Libération rompit avec le vieux monde économique et social.

Le pire, dans cette conclusion, est dans le dernier mot : citoyenneté. Bien sûr, les « hautes mais douloureuses exigences » de cette citoyenneté forment un superbe drapé qui embellit l’héroïsme des héros. Mais j’attendais un autre mot : patriotisme. Ces citoyens résistants étaient membres d’une collectivité nationale et ce qui les unissait par delà toutes les différences et divergences, c’était un seul et même amour de la patrie. La citoyenneté, dans le texte d’Olivier Wieviorka, efface le patriotisme ; du coup la Résistance, celle des plus humbles comme celle des plus grands acteurs de la tragédie, devient incompréhensible. Cette volonté d’effacement est clairement expliquée à la page 134, à l’aide d’un historien britannique qui écrit que le patriotisme des Résistants ne peut être invoqué car les maréchalistes s’en réclamaient aussi. Il suffirait donc qu’un mot – justice, liberté, fraternité – soit récupéré, manipulé, sali par une quelconque propagande pour qu’on ne puisse plus l’utiliser de manière appropriée ? Ce misérable sophisme permet à Olivier Wieviorka d’affirmer que «en résumé, d’autres facteurs que l’amour de la patrie conditionnèrent l’engagement » alors que l’historien écrit, page 207, que « le patriotisme n’en cimentait pas moins un consensus qui unissait l’ensemble des opposants, communistes inclus… ».

Olivier Wieviorka peut donc nier qu’il nie mais son dernier mot est tout de même celui du déni.

***

(1) Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, 1940-1945, Perrin, 2013.

(2) Pour une mise au point, cf. Claire Andrieu : « La Résistance armée au grand jour », in Dictionnaire historique de la Résistance, sous la direction de François Marcot –  Pages 585-587. Editions Robert Laffont, 2006.

(3) Cf. Marcel Gauchet, A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Troisième partie : La démocratie réinventée. NRF Gallimard, 2010.

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8 Commentaires

  1. DUVAL Hervé

    Tout-à-fait d’accord avec votre chronique,Bertrand :il ne faut rien laisser passer,trop d' »intellectuels »,d’historiens -ou prétendus tels- sont à l’oeuvre aujourd’hui pour banaliser l’engagement patriotique de nos aînés;c’est l’un des moyens de « réduire »la nation française:dégrader l’image qu’elle se fait de son histoire …
    Une remarque,toutefois : quand vous dites « à l’Ouest »,incluez-vous la Serbie? Qu’il me soit permis de rendre ici hommage à l’engagement du peuple serbe contre l’oppression nazie (les pertes sont proportionnellement énormes).

    • DUVAL Hervé

      Je ne vois malheureusement pas ce que je pourrais « modérer » dans mon commentaire (le 1er sur votre blog) … Triste époque que celle où même les machines vous interdisent de vous exprimer …

  2. bouillot

    Je suis d’accord avec votre commentaire et je trouve que plus on s’éloigne des évènements de la seconde guerre mondiale plus les études sur ce sujet deviennent un peu surréalistes!

    Il est vrai qu’il y a eu plusieurs résistances militaires(ORA), gaullistes, socialistes communistes et même de certaines personnes de Vichy.

    L’impacte réelle a été résumé par un témoin neutre , le général Eisenhower lui-même, sans la résistance intérieure la progression des alliés auraient été plus difficiles. Alors gardons les bons commentaires à chaud et laissons de coté les livres récents qui prétendent tout réexpliquer.

  3. Jacques Payen

    Idéologue avant historien.
    Déplorons. Déplorons. déplorons.

  4. OLIVIER COMTE

    Bertrand Renouvin est trop modeste.
    L’ histoire de notre patrie appartient à tous, non aux seuls historiens diplômés (et nous devons passer discrètement sur la longue crise de l’ agrégation d’ histoire).
    L’ action politique de BR et son travail de politologue valent mieux que les grands frémissements d’ historiens médiocres, à l’ affût de « mythes »à dénoncer afin de soutenir le tirage.
    Mais le plus grave n’ est pas là: la manoeuvre est maintenant trop habituelle, dénoncer la gloire passée de la France et ses périodes de cohésion, afin d’ abattre notre héritage économique et social. Comme le souligne justement BR, l’ exception française et le rôle fondateur du programme du CNR qui permit « le régime de quasi unanimité », fondement du redressement économique de la France, gênent trop les artisans de la pensée unique.

    Heureusement, nous avons une remarquable école historique, sur le proche orient, Byzance,… Nous trouvons
    un ouvrage remarquable, issu d’ un simple DES) sur le Conseil d’ Etat face à la législation anti-juive de Vichy.
    Pour ce que je connais un peu, de nombreuses recherches
    sont maintenant menées sur la politique de Vichy dans l’ Empire et l’ Algérie.
    On présente souvent Roosevelt comme un idéaliste fumeux, encombré d’ une passion anticolonialiste.
    Après l’ ignoble collaboration de Vichy avec le Japon, qui permit le déploiement et la coordination des forces terrestres, navales et aériennes japonaises, les Etats Unis auraient pu nous traiter en pays hostile, si la France Libre et la Résistance ne formaient un barrage historique.

    Pour revenir sur le patriotisme, si je regrette la lutte armée contre la République, il est évident que la chouannerie était fondée sur un profond patriotisme, non un aveuglement fanatique.

  5. delacour Louisette

    j’ai 81ans,j’ai vécue la guerre et connue de prés la résistance
    Je suis choquée par ce livre . Lisez Monsieur les livres ,vrais,de Madame Daniele Lheureux,Le groupe SYlvestre
    Farmer, avec le capitaine Michel que j’ai bien connu,à >Lille
    La résistance on la faisait à chaque instant,tous les jours,

  6. Michelet Claude

    Totalement d’accord avec l’article de B. Renouvin. Le pavé de Wieviorka est davantage celui d’un partisan politique nostalgique
    du Front populaire que d’un  » historien  » objectif

  7. baeteman

    merci de « corriger » une démonstration prétendant faire référence en nous « guidant »vers le dégout ,la résignation et l’inhibition en passant sous silence le choc de Paxton(histoire de la collaboration…),de Ruffin(ces chefs de maquis qui génaient…)
    J’aspire à partager les vertus incarnées par Georges Guingouin qui mérite mieux que le traitement d' »expert » lui fait subir le musée de Limoges ou ce pavé en forme de panagérique pour « lhomme providentiel » quand tant d’hommes et de femmes remarquables ont su resister,inventer,bricoler,s’engager,risquer,mesurer,oser,enseigner l’histoire…