Chronique 70 : Penser la bioéthique (2)

Fév 28, 2013 | Chronique politique

L’ontologie ne doit pas impressionner. Avec Corine Pelluchon, la pensée de l’être est mise à l’épreuve dans la relation avec l’autre personne et plus particulièrement avec la personne malade ou mourante. Celui qui n’a pas encore connu cette expérience douloureuse du face-à-face avec un malade ou un mourant la connaîtra un jour où l’autre et doit s’y préparer tout en réfléchissant aux conditions générales – éthiques et politiques – qui permettront l’existence à venir de notre collectivité.

Chemin faisant, on ne se passera pas de la philosophie et il serait absurde de la révoquer comme si elle était un jeu abstrait d’intellectuels en chaise longue. Nous avons vécu au 20ème siècle sous l’emprise de philosophies totalitaires ou dans la confrontation avec celles-ci. Et c’est sans doute en réaction contre cette emprise que nous subissons depuis une quarantaine d’années les effets pervers d’une philosophie dévoyée de l’autonomie.  N’en déplaise à une gauche en quête d’ennemis faciles à dénoncer, nous ne sommes pas confrontés à une contre-révolution politique et à une réaction cléricale qui permettraient la restauration du fameux « ordre moral ». Ce qui nous menace, c’est le conflit insoluble entre le « droit » de minorités autoproclamées et la domination des groupes de pression sur les parlementaires : quand les minorités parviennent à leurs fins par des propagandes efficaces et quand les groupes de pression s’emploient à corrompre les législateurs et les fonctionnaires, l’intérêt national se réduit comme peau de chagrin (1).

Ce double défi ne sera pas seulement relevé par l’action militante. Il faut que les philosophes s’emploient à transformer le monde sans imiter pour autant Karl Marx et les autres philosophes de l’histoire. Telle est la conviction de Corine Pelluchon qui ouvre une nouvelle voie sans jamais céder à l’utopie d’une technique qui changerait la nature humaine.

Pour avancer, il faut commencer par débarrasser le chemin de plusieurs auteurs qui ne mènent nulle part. J’ai déjà indiqué que Jürgen Habermas et John Rawls avaient été congédiés par Corine Pelluchon avec de solides arguments. Martin Heidegger est lui aussi récusé. Ce philosophe qui a dénoncé la « facticité » de notre existence propose une attitude qui peut seulement convenir à un solitaire bien portant qui cherche la vérité par lui-même et pour lui-même : « Il a pensé l’étrang (èr)eté (unheimlichkeit) de mon être-jeté dans un monde que je n’ai pas choisi et où je me sens souvent perdu, mais il n’a pas fait de place à la fragilité et n’a pas développé une phénoménologie de la passivité permettant de penser la responsabilité pour l’autre (substitution) à partir de l’altérité en soi, c’est-à-dire de la rencontre de l’autre, mais aussi de ma propre vulnérabilité.  De même, il n’a pas fait place à la Cité, qui suppose l’appartenance des hommes à une communauté et l’intérêt du Dasein individuel pour le bien commun, défini ensemble. C’est pourquoi sa pensée reste, par certains égards, moderne et qu’elle conduit à l’impasse sur le plan politique ».

Dès lors avec qui penser la personne et comment orienter le monde à venir afin qu’il ne devienne pas le Brave new world de la fiction ? Corine Pelluchon s’inspire de Léo Strauss, de Paul Ricœur, de Claude Lévi-Strauss mais en attendant de revenir à ces trois penseurs, je veux avant tout retenir ce qu’elle dit d’Aristote, d’Emmanuel Kant et d’Emmanuel Lévinas.

Aristote  enseigne que la prudence est la première de toutes les vertus. L’homme prudent, le « prudhomme », n’est pas semblable au bourgeois qui emporte son parapluie si le ciel est couvert. Il est celui qui trouve la bonne mesure comme l’écrit Corine Pelluchon : « L’homme sage est en ce sens le remède le plus sûr contre les mauvaises pratiques et les décisions injustes ou inappropriées. Les principes et les normes sont des outils utiles, parce que les abus existent et parce que beaucoup d’hommes ne sont pas sages, mais si l’on réfléchit à ce que dit Aristote sur le jugement dans l’art de la médecine, l’art de la navigation ou la politique, on ne peut pas manquer d’appliquer le principe du respect de l’autonomie avec prudence et l’interpréter au cas par cas. Bien plus, il est du devoir des médecins d’agir ainsi. Se passer du jugement au cas par cas et de la sagesse pratique qui est l’exercice de la prudence ou phronèsis, c’est fuir sa responsabilité ».

Emmanuel Kant affirme les droits et les devoirs qu’implique le respect de la dignité humaine : « l’humanité est en elle-même une dignité. L’homme ne peut pas être traité par l’homme (ni par un autre ni par lui-même) comme un simple moyen mais toujours comme une fin » (Doctrine de la vertu). Il ne peut y avoir de reconnaissance d’un droit à vendre ses organes, à louer son corps, à traiter le corps comme un champ d’expériences médicales car la chair humaine participe de l’humanité. C’est parce qu’une personne n’est pas réductible à des données biologiques que le clonage doit être proscrit.

Emmanuel Lévinas est le philosophe qui nous permet de prendre notre responsabilité à l’égard de l’autre personne dans toutes les situations où elle se trouve – et pas seulement lorsque nous sommes avec un citoyen bien portant, capable d’autonomie. L’autre personne que j’ai devant moi, c’est un visage qui engage immédiatement ma responsabilité. A l’égard de l’autre, je n’ai que des devoirs : cette maxime générale peut être considérée comme le fondement de l’éthique médicale car elle vaut tout particulièrement pour les malades et les mourants. Cette éthique de la responsabilité est une éthique de la fragilité (2) qui ne se traduit pas par une compassion geignarde mais par un véritable engagement à l’ égard de celui qui souffre, qui vieillit, qui perd son autonomie – alors que l’utilitarisme le considère comme un individu coûteux et inutile.

Il est vrai que je ne peux pas être activement responsable de toutes les personnes qui se présentent à moi et que je ne peux donner droit à toutes leurs demandes – pas nécessairement compatibles. C’est pourquoi la responsabilité éthique conduit à une politique : les droits individuels doivent être modérés et composés par l’œuvre de justice qui implique des institutions ordonnées au bien commun. Il y a bien une finalité à l’action politique : un droit revendiqué doit correspondre à l’intérêt général et respecter l’humanité de l’homme. Dans ce domaine où le politique rencontre l’éthique pour se soumettre à ses principes, la responsabilité de l’homme d’Etat et celle du citoyen ne relèvent pas de la décision mais de la fraternité.

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(1) Mise en scène par les médias, l’affaire Humbert est l’exemple d’une manipulation réussie : le livre de Vincent, le fils handicapé tué par sa mère, n’a pas pu être écrit par le jeune homme. Des militants du droit de mourir se sont manifestement servis de la détresse d’une famille comme le rappelle Corine Pelluchon.

(2) Cette responsabilité s’étend aux animaux auxquels Corine Pelluchon consacre tout un chapitre que je ne peux reprendre ici. Cf. Corine Pelluchon, L’autonomie brisée, Bioéthique et philosophie, PUF, 2009. Réédition en collection de poche, Quadrige, 2014.

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