Chronique 34 – Et notre révolution ?

Fév 28, 2011 | Chronique politique, la lutte des classes | 1 commentaire

La vague révolutionnaire qui bouleverse plusieurs pays arabes et qui tente de renaître en Iran va-t-elle toucher l’Europe de l’Ouest et singulièrement la France ? Les conditions sont fondamentalement différentes chez nous, puisque nous bénéficions de toutes les libertés démocratiques face à une oligarchie dépourvue de réel pouvoir de coercition. Mais il est probable que beaucoup de Français admirent et envient ces hommes et ces femmes spontanément rassemblés qui parviennent en peu de temps à chasser leurs maîtres.

Pouvons-nous espérer passer de la révolte à la révolution selon une voie spécifique ? Ce n’est pas impossible car nous assistons depuis 1995 à une intensification et à un élargissement croissant des luttes sociales. Le « tournant de décembre » apparaît comme une rupture avec l’individualisme des années quatre-vingt puisque les grévistes actifs et les grévistes par procuration (une nouveauté), les retraités et diverses catégories de salariés scandaient le « Tous ensemble ! » qui sera repris dans les manifestations ultérieures.

Les socialistes, qui ne voulaient pas prendre la tête du mouvement social en 1995, ont mené entre 1997 et 2002 une opération de diversion avec Lionel Jospin, champion des privatisations, et Martine Aubry à l’infirmerie sociale. La protestation sociale a pris la forme que l’on sait au premier tour de l’élection présidentielle de 2002 mais, passées les immenses manifestations contre la guerre américaine en Irak, la victoire du Non en 2005 et la campagne contre le CPE en 2006 ont mis en évidence le basculement des classes moyennes du côté des classes populaires, rigoureusement analysé par Emmanuel Todd.

L’élection de Nicolas Sarkozy, provoquée en partie par la mollesse et les divisions socialistes, n’a retardé que faiblement la relance des grands mouvements populaires : manifestations de 2009 freinées par les deux principaux syndicats et nouvelles manifestations massives pour les retraites en 2010. Celles-ci auraient dû aboutir au retrait du projet de loi si les deux principaux syndicats avaient lancé l’appel à la grève générale.

L’Elysée aurait tort d’estimer que les grandes foules sont désormais domptées et démoralisées. Même si les rues sont aujourd’hui paisibles, une large fraction de la population exprime de diverses manières son hostilité à l’ultralibéralisme et le climat social reste d’autant plus orageux que de nouvelles catégories sociales sont entrées en révolte. En France, la situation est prérévolutionnaire en raison de la conjonction de plusieurs facteurs :

1/ Une prise de conscience générale du cynisme de l’oligarchie : après avoir déclaré que les caisses sont vides, la « gouvernance » sauve les banques qui continuent d’accumuler d’énormes profits.

2/ Une grande lucidité les causes de la souffrance au travail, en raison des articles, des reportages, des téléfilms qui assurent la diffusion de situations intolérables et d’explications pertinentes.

3/ Une volonté très répandue de s’informer sur les mécanismes économiques et financiers, attestée par le succès de livres et de blogs d’abord difficile et qui sont pourtant lus par des citoyens qui veulent acquérir de solides connaissances. Les réseaux sociaux remplacent les brochures et les tracts de la propagande du 20ème siècle, permettent la diffusion d’une culture politique de masse et favorisent les mobilisations. Bien entendu, Facebook et Twitter ne font pas les révolutions : les idées révolutionnaires circulent par ce biais, mais l’essentiel de la partie se joue dans la rue puis dans les urnes.

4/ Le durcissement des conflits sociaux localisés, faiblement médiatisés mais qui sonnent comme autant d’avertissement de la révolte des classes moyennes et populaires. Une multitude de citoyens pauvres ou en voie d’appauvrissement savent depuis la bataille des retraites que l’oligarchie veut détruire peu à peu l’ensemble du système de protection sociale, donc les conquêtes du Front populaire et de la Libération. Les innombrables lecteurs de Stéphane Hessel (« Indignez-vous ! ») font clairement ce lien entre l’actualité et les pages glorieuses de notre histoire politique et sociale.

5/ Les mouvements de grève dans la police nationale, la révolte des magistrats, le malaise dans l’armée, la colère de la plupart des fonctionnaires confrontés à la RGPP, le mouvement de contestation au Quai d’Orsay montrent que tous les éléments constitutifs de l’Etat sont touchés ou emportés par un mouvement de révolte ouverte ou feutrée.

6/ La corruption des oligarques (affaire Woerth, affaire Alliot-Marie), l’arrogance de la classe dirigeante, les profits des banquiers, accroissent le sentiment de révolte.

 

Face à cette menace, l’Elysée tente des opérations de diversions destinées à faire prévaloir le conflit ethnico-religieux sur la lutte des classes et à enrayer la progression du Front national. Le « débat sur l’identité nationale » traduisait cette intention, de même que la campagne contre les Roms. Mais les manifestations de l’automne ont montré que la lutte sociale restait prédominante et le lancement d’un « débat sur l’islam » suscite des oppositions au sein même du camp sarkozyste. De fait, le supposé président n’arrive pas à détourner les citoyens de leurs préoccupations premières – le pouvoir d’achat, le chômage, le logement. A tous égards, la stratégie élyséenne est un échec.

Le Front national constitue une menace de diversion beaucoup plus sérieuse. Marine Le Pen risque d’être placée par les médias au centre du débat électoral : en ce cas, Nicolas Sarkozy sera tenté de faire de la surenchère xénophobe et la gauche se donnera bonne conscience en appelant une nouvelle fois à la croisade antifasciste. Cette gesticulation sera encore plus inappropriée qu’en 2002 puis la candidate frontiste tient à la fois un discours xénophobe et un discours protectionniste.

Les oligarques socialistes ont malheureusement de bonnes chances de remporter les élections présidentielles et législatives : l’explosion sociale s’en trouverait retardée puisque les libéraux de gauche afficheraient quelques réformes sociales et un sérieux dans la gestion de l’ultralibéralisme qui les valoriseraient par rapport aux désordres et aux provocations de Nicolas Sarkozy. Dans cette perspective, Dominique Strauss-Kahn serait à tous égards redoutable.

 

Dans cette conjoncture, l’issue la plus favorable serait le déclenchement d’un nouveau mouvement social de grande ampleur. La situation économique s’y prête mais personne n’a le déclencheur entre ses mains. Nous avons souvent vu en France et nous voyons maintenant en Tunisie qu’un fait en apparence mineur mais hautement symbolique peut provoquer un mouvement national sans que les organisations constituées y jouent un rôle fondamental.

Nous ne savons pas si ce phénomène se produira en France mais il est important de participer aux mouvements de grève et aux actions symboliques (occupation de locaux…) en gardant à l’esprit les caractéristiques des révoltes et des révolutions actuelles : pas besoin de parti d’avant-garde, une foule faiblement organisée mais très décidée peut bouleverser une situation politique – ceci plus facilement en France que dans des pays où la police et les milices tirent sur les manifestants. Ici, nous n’avons à craindre ni la police, ni l’armée, qui n’obéiraient pas à des ordres de répression et notre tradition de la manifestation permettrait d’éviter de graves désordres.

Dans cette perspective, il importe d’amplifier la diffusion des informations sur les luttes en cours, que ce soit en France ou dans d’autres pays de la zone euro – surtout la Grèce, qui est en état d’insurrection sociale diffuse. Les réseaux sociaux, indispensables pour la formation politique et pour la diffusion du programme des « hétérodoxes » sont tout aussi nécessaires pour la mobilisation en vue de la grève et de la démonstration de force – car c’est bien sur les lieux de travail et dans la rue que se dérouleront les événements décisifs.

 

 

 

Partagez

1 Commentaire

  1. Guillotin

    Cher monsieur, vous avez raison…la Revolution arabe et africaine aura une transposition en Europe, et en France !! Deja 2005 a donné un aperçu…C’est assez logique quand on voit comment les gens sont traités. Les politiques s’interessent aux gens 1 mois avant des elections…Les gouvernements de g comme de D cachent la verité aux francais – surtout en matière d’immigration-delinquance, d’insecurité, rien n’est fait pour encourager la creation d’emplois , rien n’est fait pour passer le Karcher de Sarkozy ?? des corrompus partout, ça pue. Et quand ça pue trop les gens vont dans la rue.
    Merci monsieur de votre sincerite de journaliste, c’est rare.