Le sceau républicain est partout apposé et les flots de rhétorique menacent les Valeurs sans cesse invoquées. Ce n’est pas seulement un problème de « discours » : la dévaluation des valeurs est le propre du nihilisme. La classe dirigeante patauge là-dedans et tente de s’en extirper lorsqu’un événement tragique vient bouleverser l’agenda des gestions confortables et des circuits mondialisés. Tout à coup, on s’aperçoit en haut lieu qu’il faut renouer avec les symboles, retrouver du sacré, présider des cérémonies extra-ordinaires et y convier le peuple français parce que la tragédie frappe cette nation qui semblait vouée à se dissoudre dans l’Union européenne et le marché mondialisé. Tout s’embrouille alors, et de manière d’autant plus spectaculaire que la télévision ne se contente pas de montrer des images mais coproduit les cérémonies (1). Il en résulte un malaise plus ou moins ressenti et exprimé.

Ce malaise n’est pas nouveau. Le 18 août 2008, dans la vallée afghane d’Uzbin, une patrouille française tombe dans une embuscade tendue par les talibans. Dix de nos soldats sont tués. Des funérailles nationales se déroulent aux Invalides et Nicolas Sarkozy, alors président de la République, juge nécessaire que les familles puissent se rendre sur les lieux de l’embuscade comme elles l’ont demandé. Dictée au mieux par la compassion, la décision du président de la République, chef des Armées, était choquante. Dans le livre qu’il a consacré à l’engagement français en Afghanistan (2), Jean-Dominique Merchet donne la parole à Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, en complet désaccord avec la décision présidentielle : « L’Etat, en organisant ce déplacement, soutient la demande légitime des parents de pouvoir inscrire cette mort dans la biographie de leurs enfants et de leurs familles, et donc de lui donner un sens privé. Mais la République entérine, dans le même mouvement, la privatisation de la mort de ses soldats au combat.»

La sociologue notait que les médias avaient traité le sujet comme s’il s’était agi d’un accident d’autocar et avaient amplifié ce phénomène de privatisation qui est en rupture avec notre conception traditionnelle de la mort au combat comme sacrifice du citoyen pour sa patrie. Rupture profonde, qui est le résultat de l’impuissance publique à donner un sens collectif au sacrifice de nos soldats. En l’absence d’un tel récit, disait Danièle Hervieu-Léger, « on dépossède les jeunes soldats tombés du sens de leur mort. » Et de conclure : « La République, qui repose sur l’idée d’un consentement renouvelé en permanence de l’adhésion de chaque individu à la communauté nationale, peine toujours à mettre en place les rites qui lui soient propres. Et elle a une pente spontanée à réendosser les rituels religieux (c’est-à-dire catholiques romains) qui sont à sa disposition culturelle. On l’a vu très clairement dans la cérémonie des Invalides. Cette vacuité de la ritualisation publique ouvre logiquement la voie à une compensation compassionnelle, qui est une logique de l’émotion et de l’individu. Celle-ci a sa place et elle est attendue dans notre société d’individus, mais elle ne suffit pas à produire du sens partagé, donc du lien social. »

Nous ne sommes pas sortis de cette vacuité. Après le terrible accident d’autocar de Puisseguin, le 23 octobre 2015, les victimes ont été honorées comme les soldats et les policiers tombés en service commandé. Un « hommage républicain » a été organisé par les autorités politiques et mis en scène par les médias qui ont, comme d’habitude, systématiquement exploité l’émotion générale. Accompagné par le Premier ministre et par cinq ministres – Intérieur, Ecologie, Santé, Transports, Famille et Personnes âgées -, le président de la République s’est rendu sur les lieux de l’accident puis a prononcé un discours dans un village proche. Après avoir déclaré de manière très étrange que les victimes font partie de « notre patrimoine », François Hollande a affirmé que « l’enquête sera assurée jusqu’au bout sous l’autorité de la justice », évidence rappelée avec la solennité d’ordinaire réservée aux affaires criminelles et aux scandales politiques. Alors que la mort des soldats français tombés à Uzbin avait été privatisée, le drame privé de Puisseguin a été transformé en tragédie nationale digne d’une sorte de messe « républicaine ». Objectif : produire  du « vivre-ensemble » en exploitant un événement que chacun déplore. Résultat : une démonstration publique de compassion, trop vite chassée des mémoires pour qu’on puisse en attendre un resserrement du lien social.

Après les attentats du 13 novembre, l’unité nationale s’est faite spontanément autour de l’Etat contre un ennemi fanatique. Comme cet ennemi sème la terreur selon un projet politique de division de la nation française, il fallait que la réaction des autorités soit à la hauteur de la menace et qu’un hommage national soit rendu aux victimes des terroristes. Paris ne manque pas de lieux symboliques sur lesquels les autorités, les familles des victimes et le peuple français pouvaient être rassemblés. Le choix des Invalides était regrettable car les cérémonies qui s’y déroulent sont réservées aux soldats et aux combattants héroïques – Lucie Aubrac, Raymond Aubrac – et il eût été préférable que les victimes des attentats soient honorées sur la place de la Nation, sur la place de la République ou à la Concorde. Le sacré (en grec hiéros) implique une hiérarchie dans les cérémonies. Comme Nicolas Sarkozy, François Hollande ignore cet impératif sans doute parce qu’il paraît « bon pour l’image » de faire le maximum pour prouver qu’on est « réactif » et « proche des gens ».

Cet empressement pataud dans la distribution des hommages et des honneurs provoque des désordres qui ruinent la sacralité que l’on cherche pourtant à restaurer. Ainsi, le 9 décembre 2015, le général François Cann, Grand-croix de la Légion d’honneur, ancien membre du Conseil de l’Ordre, publiait un communiqué (3) dans lequel il se déclarait « surpris et indigné » par l’intention du Président de la République de nommer Chevaliers de la Légion d’honneur les victimes décédées lors des attentats de ce 13 novembre : « Je suis surpris par la forme que prend cette affaire. Le Grand Maître de l’Ordre (tout Président de la République qu’il est) n’a pas le pouvoir discrétionnaire de nommer des membres dans l’Ordre de la Légion d’honneur sans avoir, au préalable, recueilli l’avis favorable de la Grande Chancellerie et plus précisément celui du Conseil de la Légion d’honneur dont les quatorze membres réunis sous la présidence du Grand Chancelier, s’opposeraient, j’en suis sûr, à ce non-respect de la réglementation […]. Quant au fond de cette initiative, je suis indigné car la Légion d’honneur ne peut être décernée, à titre posthume, qu’aux citoyens ayant trouvé la mort dans l’accomplissement de leur devoir au service de la Nation. » Que François Hollande vive et agisse dans la méconnaissance de ses fonctions est une vérité qui accable mais ne saurait étonner.

L’inauguration du « monument des fraternisations » entre soldats français et allemands en 1914 et 1915 est la dernière en date des manipulations cérémonielles. Venu inaugurer le monument de Neuville-Saint-Vaast le 17 décembre 2015, François Hollande a encore une fois excellé dans la confusion des gestes. Un monument consacré aux trêves spontanées est justifiable mais il est pour le moins surprenant que le président de la République, chef des Armées, soit venu l’inaugurer – surtout après avoir inconsidérément proclamé que la France était en guerre. Mais on a vu sur place que la cérémonie servait de prétexte à une évocation de la concorde nationale en présence de Xavier Bertrand, ancien ministre de Nicolas Sarkozy et nouveau président de la région Nord-Pas-de-Calais. Puis la presse présenta l’édifiante rencontre comme une manœuvre élyséenne destinée à fracturer la droite en prévision de l’élection présidentielle… La « fraternisation » de Neuville-Saint-Vaast sur fond de pacifisme rétrospectif n’était qu’un acte de guerre civile froide qui ne restera pas dans les mémoires.

Toutes tendances confondues, la classe dirigeante éprise de pragmatisme s’aperçoit qu’il faut à la nation menacée une sacralité – des lieux et des choses qui permettent, en des moments solennels, le rassemblement des citoyens (4). Pour concevoir dans l’urgence des cérémonies fraternelles et participer à nos rites traditionnels sans créer le malaise ou le scandale, il faudrait que ces messieurs et ces dames renoncent aux artifices de la « communication ».

C’est trop leur demander. Il faudra que le peuple français retrouve, sans eux et sans doute contre eux, la sacralité qui lui manque.

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(1) Cf. Daniel Dayan, Elihu Katz, La télévision cérémonielle, PUF, 1996.

(2) Jean-Dominique Merchet, Mourir pour l’Afghanistan, Editions Jacob-Duvernet, 2008.

(3) http://www.asafrance.fr/item/communique-du-general-2s-francois-cann-grand-croix-de-la-legion-d-honneur-ancien-membre-du-conseil-de-l-ordre.html

(4) Cf. Régis Debray, Ce que nous voile le voile, La République et le sacré, Gallimard, 2003.

 

 

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