Blandine Kriegel : Il faudrait un droit politique plus démocratique

Juil 10, 1990 | Entretien, Res Publica

Docteur d’Etat en Philosophie et professeur à l’Université de Lyon, Blandine Barret-Kriegel est l’auteur de nombreux ouvrages sur l’Etat et, notamment, d’une œuvre magistrale sur « Les historiens et la monarchie » (quatre tomes aux P.U.F.). Nous la remercions d’avoir accepté de nous faire part de ses analyses et de ses réflexions novatrices sur la monarchie, la république et la démocratie.

Royaliste : Qu’y a-t-il de spécifique dans le projet national ?

Blandine Barret-Kriegel : C’est le projet de former une communauté, de vouloir vivre ensemble. Appartenir à une nation, cela signifie être membre d’un groupe qui n’est pas seulement ethnique, confessionnel ou politique, mais qui est aussi et surtout historique, moral et culturel. L’interrogation sur la question nationale qui resurgit aujourd’hui n’est pas neuve ; elle a déjà été âprement discutée sous la 3è République, entre 1880 et 1920, lorsque s’opposèrent deux définitions de la nation : celle que donnèrent les Français et les Anglais d’un côté, et celle que donnèrent les Allemands de l’autre…

Dans un discours prononcé en 1882 à la Sorbonne, discours qui a eu un grand retentissement et qui s’intitulait « Qu’est-ce qu’une nation ? », Renan a proposé une définition. Alain Finkielkraut a eu le mérite d’y renvoyer mais je ne me range pas tout à fait à son interprétation. Je ne crois pas en effet que Renan oppose, à une définition de la nation fondée sur la tradition, une définition fondée sur le pacte, qu’il substitue une conception volontariste à une conception culturaliste. Renan ne nie point que la tradition nationale existe, qu’elle a façonné le sentiment de l’unité et de l’identité ; il récuse seulement que celui-ci ait un fondement seulement racial, linguistique, religieux, territorial ou même belliqueux. Il reconnait explicitement l’existence d’un passé et d’une histoire nationale mais cela ne suffit pas et chaque génération doit repasser un contrat commun. Il y a là une conception très intéressante qui conserve toute son importance car elle s’oppose à des définitions « pathologiques » de la nation.

Royaliste : Celles qui fondent le nationalisme ?

Blandine Barret-Kriegel : C’est un lieu commun de dire que les nationalismes apparus au 19è siècle ont été responsables des grandes catastrophes du 20è siècle, en soulignant que le pangermanisme a engendré la dérive totalitaire du nazisme. Il faudrait donc se méfier du nationalisme, qu’on présente comme refus de l’autre, comme refus de l’humanité … Mais, s’il est vrai qu’il y a des usages pathologiques du nationalisme, il faut les distinguer d’une conception saine du sentiment national. Par exemple, la Résistance, avec le général de Gaulle, a incarné un sentiment national qui permet à la France d’exister encore. D’une manière générale, toutes les luttes d’émancipation et de résistance à l’oppression menées par les nations sont au principe de la vie libre des peuples.

Quant aux formes pathologiques du nationalisme, c’est malheureusement à l’intérieur de la culture allemande qu’elles se sont déployées aux 19è et 20è siècles. Elles apparaissent notamment dans le « Discours à la Nation allemande » de Fichte (1807). Ce qui est inquiétant dans la conception fichtéenne, ce n’est pas seulement son opposition radicale aux droits de l’homme, ce n’est même pas son antisémitisme, c’est qu’elle fait de la nationalité non seulement une transcendance par rapport à l’individualité mais la seule forme de transcendance. Je m’explique : Fichte souligne très justement que les buts de la nation sont supérieurs à ceux des individus. Mais pour lui, il n’y a qu’une nation digne de ce nom, la nation allemande, parce que le peuple allemand est le peuple originaire qui, tel le Christ rédempteur, est chargé d’assurer le salut de l’humanité. Or, à ériger de la sorte la nation en absolu, à l’identifier à l’infini, on dénie, on refoule, un phénomène capital et élémentaire – à savoir que les nations ne sont pas des substances éternelles, des divinités, mais qu’elles appartiennent à l’histoire, qu’elles naissent et qu’elles peuvent mourir, qu’elles sont donc marquées par la finitude et par la liberté. La nation n’est pas notre horizon unique, ou notre seul infini : il y a aussi Dieu, la nature et l’humanité…

La dénégation du caractère historique des nations a deux conséquences redoutables et tragiques : la première, qui a grandi à l’intérieur du pangermanisme, est de nier l’existence d’une unité de l’humanité en surplomb des nations ; la seconde est d’effacer le rapport d’engagement contractuel que chaque individu doit avoir de son vivant vis-à-vis de la communauté nationale, le fait que pour qu’une nation puisse continuer, chaque génération doit s’engager à son tour pour contracter le pacte social. En rejetant les droits de l’homme, Fichte estimait que face aux exigences du nationalisme la liberté, la propriété, le droit à la sûreté n’avaient aucun prix – le philosophe allemand n’abolissait pas seulement les devoirs de chaque nation vis-à-vis des hommes des autres nations, il effaçait aussi ce que chaque Etat national doit à ses propres citoyens.

Royaliste : Quel serait le « bon usage » de la nation ?

Blandine Barret-Kriegel : Je ne crois pas à un usage purement volontariste de la nation : la nation n’est pas issue d’un contrat que nous passons ici et malmenant, elle vient de l’histoire et nous recevons quelque chose de sa tradition : il y a une culture nationale, des coutumes, des mœurs nationales, que nous recevons en héritage. Nous ne pouvons donc pas avoir une conception cartésienne de la nation, car les nations ne sont pas créées par un coup de force des sujets pensants. Cela dit, l’histoire nationale est toujours ambivalente. Notre tradition française comprend aussi les guerres de religion, le fait que le Parlement de Paris s’est associé à la condamnation de Jeanne d’Arc, etc. Nous sommes donc justiciables d’une attitude critique vis-à-vis de la tradition nationale. Chaque génération doit s’approprier cet héritage, le faire fructifier, et le transmettre, mais pas sans examen, sans réforme, sans retouches.

Quel est ou que doit être le contrat national français ? Nous vivons un moment difficile et stimulant : la tradition nationale de la France, c’est la tradition républicaine, qui nous a apporté beaucoup, mais qui jusqu’à présent n’a pas mis en place la démocratie. Or cette question du passage à la démocratie est décisive.

Royaliste : Comment définissez-vous la tradition républicaine ?

Blandine Barret-Kriegel : La tradition républicaine est d’abord constituée par le droit politique de la souveraineté qui a été conçu sous la monarchie. La République est issue de la monarchie, non seulement chronologiquement, mais, de façon plus fondamentale, doctrinalement. Le premier doctrinaire du droit politique républicain c’est Jean Bodin qui, au 16è siècle a fondé la doctrine politique de la souveraineté en disant : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine ». Ce qui caractérise l’idée républicaine, c’est l’idée d’une unité et d’une autonomie de la chose publique. Elle fonde l’espace de la République, l’espace commun de la vie publique organisée par un Etat qui arbitre les litiges au moyen de l’autorité d’une loi.

Ce point précisé, vous savez que, sous la 3è République, ceux qu’on appelait les « nationaux » se sont violemment opposés à la République au prétexte qu’elle était incapable d’assurer une véritable unité nationale. Bien entendu, ce courant nationaliste s’est prenait aux conquêtes républicaines et au développement démocratique qu’elles avaient réalisé en permettant, notamment grâce au suffrage universel, à l’ensemble des citoyens de participer à la vie publique. Face à cette opposition contre-révolutionnaire, les républicains se sont raidis et ont jugé qu’il y avait là une volonté de retour pur et simple à l’Ancien régime en tant que société hiérarchique, inégalitaire et oppressive.

Cet aspect réactionnaire de l’opposition anti-républicaine est incontestable, mais il reste un paradoxe : l’idée, moderne de l’unité nationale s’est incontestablement exprimée dans le « Vive la nation » de Valmy, mais la République a eu de grandes difficultés à réaliser concrètement cette unité. La difficulté tient à mon sens au contenu du droit politique républicain qui fonde l’unité nationale sur un acte de volonté accompli par des citoyens adultes et éclairés par les lumières de la raison.

Cette conception qui établit la nation sur un acte de la volonté et sur un calcul de l’entendement oublie en partie la dimension historique de la vie nationale et davantage sa dimension naturelle. Or les citoyens, ce sont des hommes et des femmes, et une nation est composée d’adultes et d’enfants. Le droit politique d’une communauté qui serait vraiment fondée sur la nature humaine devrait tenir compte de l’existence du couple et de la famille. Or le droit politique républicain, à la différence du code civil, est sensiblement éloigné du droit naturel… A mon sens, la meilleure longévité du Code civil si on le compare à celle des constitutions républicaines tient à son enracinement dans le droit naturel. L’individu du code civil est le fils d’un père et d’une mère, il prend femme, il a des enfants, etc. Il n’est pas l’individu abstrait, cartésien, du droit politique républicain. Ceci explique à mon sens pourquoi la citoyenneté républicaine a eu tant de mal à aménager une place pour la communauté naturelle, en particulier pour les femmes et les enfants. Si les prêtres catholiques anti-républicains ont eu longtemps une telle influence sur la famille sur les femmes et les enfant, c’est qu’ils leur faisaient davantage droit que les républicains francs-maçons qui se réunissaient entre hommes et qui méprisaient la vie familiale privée. Il y a donc ce paradoxe d’un droit politique fondé sur une philosophie du sujet cartésien délivré de toutes les attaches naturelles et qui est impuissant à fonder véritablement l’unité nationale – même si la République a incarné cette unité à plusieurs reprises. Pour que l’unité nationale soit vraiment réalisée, il nous faudrait un droit politique plus démocratique.

Royaliste : Comment l’envisagez-vous ?

Blandine Barret-Kriegel : La vraie question, le seul programme susceptible de résoudre les tensions qui désarticulent l’unité nationale et abîment l’identité française, c’est celle, c’est celui de la démocratie. Car il n’y a pas d’unité nationale DANS LA PAIX sans organisation politique démocratique. Par la guerre, pour la conquête, les Empires savent toujours rassembler les peuples avec un programme très simple : ils leur demandent de mourir pour devenir des maîtres. Rassembler l’unité des individus d’une nation pour leur assurer le plein épanouissement de leurs droits dans la paix, c’est plus difficile.

Pour y parvenir nous devrons émonder le droit politique républicain de ses segments antidémocratiques. C’est possible si nous nous engageons dans deux directions. La première concerne l’Etat : à l’Etat administratif autoritaire, étroit, incompétent, nous devons substituer un Etat de justice, ce qui signifie que nous devons renforcer le poids et l’indépendance du pouvoir judiciaire. La seconde touche aux droits individuels. Le droit politique français de la citoyenneté est fondé sur la compétence. Une compétence aujourd’hui terriblement restreinte puisque les seuls énarques et membres des grands corps sont estimés compétents. Dès lors tous les autres, et même toutes les autres élites professionnelles sont exclues des compétences dites publiques. La citoyenneté est dès lors réservée à une caste étroite et ce phénomène engendre inévitablement la frustration et la révolte. Il faut changer ce droit politique, fonder la citoyenneté non sur la compétence et sur l’instruction mais sur la conscience. Ceci implique que les classes moyennes aient le courage de proposer à tous et de se proposer d’abord à elles-mêmes un idéal, des normes, des valeurs qui soient de la légitimité démocratique. Voilà une partie du programme démocratique. Le reste est à inventer.

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Propos recueillis par Bertrand Renouvin et publiés dans le numéro 541 de « Royaliste » – 10 juillet 1990

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